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« Les militaires m’ont assuré, dit Pierre, qu’on ne pouvait pas se battre en ville et que la position…

— Nous en causions justement, fit observer l’un des deux fonctionnaires.

— Que veut donc dire cette phrase à propos de son œil ?

— Le comte a eu un orgelet, répondit un aide de camp, et il s’est tourmenté quand je lui ai dit qu’on venait demander de ses nouvelles… Mais à propos, comte, ajouta l’aide de camp en souriant, on nous a raconté que vous aviez des chagrins domestiques et que la comtesse, votre femme…

— Je n’en sais rien, répondit Pierre avec indifférence : qu’avez-vous entendu dire ?

— Oh ! vous savez, on invente tant de choses, mais je ne répète que ce que j’ai entendu : on assure qu’elle…

— Qu’assure-t-on ?

— On assure que votre femme va à l’étranger.

— C’est possible, répondit Pierre en regardant d’un air distrait autour de lui… Mais qui est-ce donc que je vois là-bas ? ajouta-t-il en indiquant un vieillard de haute taille, dont les sourcils et la longue barbe blanche contrastaient avec la coloration de sa figure.

— Ah ! celui-ci ?… C’est un traiteur nommé Vérestchaguine. Vous connaissez peut-être l’histoire de la proclamation ?

— Tiens, c’est lui, dit Pierre en examinant la physionomie ferme et calme du marchand, qui n’avait rien de celle d’un traître.

— Ce n’est pas lui qui a écrit la proclamation, c’est son fils : il est en prison et je crois qu’il va lui en cuire !… C’est une histoire fort embrouillée. Il y a deux mois à peu près que cette proclamation a paru. Le comte fit faire une enquête : c’est Gabriel Ivanovitch, ici présent, qui en a été chargé ; cette proclamation avait passé de main en main.

« — De qui la tenez-vous ? demandait-il à l’un.

« — D’un tel, » répondait-on ; il courait alors chez la personne indiquée, et de fil en aiguille il remonta jusqu’à Vérestchaguine, un jeune marchand naïf, auquel nous demandâmes de qui il la tenait. Nous le savions très bien, car il ne pouvait l’avoir reçue que du directeur des postes, et il était facile de voir qu’ils s’entendaient.

« Il répond :

« — De personne, c’est moi qui l’ai écrite. »

« On le menace, on le supplie, il ne varie pas dans son dire.