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craint pas domine tout… Si la souffrance n’existait pas, l’homme ne connaîtrait pas de limites à sa volonté et ne se connaîtrait pas lui-même… » Il murmurait encore des paroles sans suite lorsque son domestique le réveilla en lui demandant s’il fallait atteler. Le soleil frappait en plein le visage de Pierre ; il jeta un coup d’œil dans la cour, pleine de boue et de fumier, au milieu de laquelle il y avait un puits : autour de ce puits, des soldats donnaient à boire à leurs chevaux efflanqués, attelés à des charrettes qui sortaient de la cour d’auberge l’une après l’autre. Pierre se retourna avec dégoût, ferma les yeux et se laissa retomber sur les coussins de cuir de sa voiture. « Non, pensa-t-il, je ne veux pas voir toutes ces vilaines choses, je veux comprendre ce qui m’a été révélé pendant mon sommeil. Une seconde de plus et je l’aurais compris. Que faire à présent ? » se dit-il en sentant avec terreur que tout ce qui lui avait paru si clair et si précis en rêve s’était évanoui. Il se leva après avoir appris de son domestique et du dvornik que les Français se rapprochaient de Mojaïsk et que les habitants s’en éloignaient. Il donna l’ordre d’atteler et partit à pied en avant, Les troupes se retiraient également en laissant derrière elles dix mille blessés. On en voyait partout, dans les rues, dans les cours et aux fenêtres des maisons. On n’entendait partout que des cris et des jurons. Pierre, ayant rencontré un général blessé qu’il connaissait, lui offrît une place dans sa calèche, et ils continuèrent ensemble leur route vers Moscou. Chemin faisant, il apprit la mort de son beau-frère et celle du prince André.

X

Il rentra à Moscou le 30 août ; il en avait à peine franchi la barrière, qu’il rencontra un aide de camp du comte Rostoptchine.

« Nous vous cherchons partout, lui dit ce dernier : le comte veut vous voir pour une affaire importante et vous prie de passer chez lui. »

Pierre, sans entrer dans son hôtel, prit un isvostchik et se rendit chez le gouverneur général, qui lui-même venait seulement d’arriver de la campagne. Le salon d’attente était plein