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Il pressentait avec terreur qu’on voulait l’arracher à ce milieu où, à l’abri de tous les soucis de l’existence, il vivait si doucement et si tranquillement ; il pressentait que, tôt ou tard, il serait forcé de rentrer dans ce dédale d’affaires embrouillées, de comptes à réviser, de querelles, d’intrigues, de rapports avec le monde extérieur, auquel se joignaient encore l’amour de Sonia et la promesse qu’il lui avait faite. Tout cela l’effrayait ; c’était confus, enchevêtré, difficile, et rendait ses réponses, qui commençaient par : « Ma chère maman, » et se terminaient par les mots consacrés : « Votre obéissant fils, » froides et muettes sur ses intentions. En 1810, on lui apprit que Natacha était fiancée à Bolkonsky, et que le mariage, n’ayant pas encore obtenu l’approbation du vieux prince, était remis à un an. Cette nouvelle chagrina Rostow ; il voyait avec peine Natacha quitter le nid paternel, car elle était sa préférée, et il regrettait vivement, à son point de vue de hussard, de n’avoir pas été là pour donner à entendre à Bolkonsky que cette alliance n’était pas déjà un si grand honneur, et que, si son amour était sincère, il devait pouvoir se passer du consentement de son maniaque de père. Demanderait-il un congé pour revoir Natacha ? Il hésita, car c’était l’époque des manœuvres, et la perspective peu rassurante des complications qui l’attendaient le décida à rester ; mais, dans le courant du printemps, il reçut une nouvelle lettre de sa mère, une lettre écrite à l’insu de son mari, dans laquelle elle le suppliait de les rejoindre : leur état de fortune exigeait qu’il s’en occupât, autrement tout serait vendu à l’encan, et on se trouverait sur la paille ! Le comte, par bonté et par faiblesse, avait une confiance absolue en Mitenka, qui le trompait comme les autres, si bien que tout s’en allait à la dérive : « Au nom du ciel, viens à notre secours sans plus tarder, si tu tiens à mettre un terme à notre malheureuse situation. »

Cette lettre eut le résultat désiré : Nicolas comprit, avec le bon sens des intelligences moyennes, qu’il n’y avait plus à balancer et qu’il fallait partir !

Après sa sieste habituelle de l’après-midi, il fit seller son vieux Mars, un étalon vicieux qu’il n’avait pas monté depuis quelque temps, l’enfourcha, et, le ramenant tout en sueur quelques heures plus tard, il annonça à Lavrouchka, devenu son serviteur, et à ses camarades rassemblés chez lui, qu’il allait demander un congé pour revoir ses parents. S’éloigner avant de savoir s’il serait promu au grade de capitaine ou décoré de