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Et Marie s’aperçut enfin avec stupeur que les attentions de son père envers Mlle Bourrienne avaient pris un nouveau caractère, et qu’il trouvait du plaisir à passer de longues heures auprès d’elle. Elle rendit compte à son frère du triste résultat de sa démarche, en lui faisant toutefois espérer qu’elle réussirait à obtenir le consentement du vieux prince.

Le petit Nicolas, André et la religion étaient les seules joies, les seules consolations de la princesse Marie ; mais, ayant, comme chacun ici-bas, besoin d’aspirations toutes personnelles, elle caressait dans le fin fond de son cœur un rêve, une espérance mystérieuse qui la soutenait dans la vie et que les pèlerins qu’elle recevait à l’insu de son père avaient contribué à développer en elle. Plus elle vivait, plus elle étudiait la vie, et plus elle s’étonnait de l’aveuglement de ceux qui cherchent sur la terre la satisfaction de leurs désirs, de ceux qui souffrent, qui travaillent, qui luttent, qui se font mutuellement du mal à la poursuite de ce mirage insaisissable, imaginaire et plein de tentations coupables, qu’on appelle le bonheur ! Ne voyait-elle pas son frère, qui avait aimé sa femme, essayer de l’atteindre en aimant une autre femme, et son père s’opposer avec colère à ce choix qui lui paraissait trop modeste ?… Tous souffraient les uns par les autres, et ils perdaient leur âme immortelle pour obtenir des jouissances qui passent comme un éclair. Non seulement nous ne le savons que trop par nous-mêmes, mais Jésus-Christ, le Fils de Dieu descendu sur la terre, nous a démontré que la vie n’est qu’un passage, une épreuve, et cependant nous nous y acharnons après le bonheur ! Personne n’a donc compris cette vérité, se disait la princesse Marie, personne, excepté ces pauvres créatures du bon Dieu qui, la besace sur le dos, viennent à moi par l’escalier dérobé pour éviter mon père, non par crainte des mauvais traitements, mais afin de ne pas l’induire en tentation ! Abandonner famille et patrie, renoncer aux biens de ce monde, ne s’attacher à rien ni à personne, errer de lieu en lieu sous un nom d’emprunt, vêtu de la bure du pèlerin, ne point faire de mal, mais prier, prier toujours pour ceux qui persécutent comme pour ceux qui protègent : voilà le vrai, voilà la vie dans sa plus haute acception !

Parmi les femmes vouées à cette existence errante, il y en avait une qui inspirait à la princesse Marie un intérêt tout particulier. C’était une certaine Fédociouchka, petite, grêlée, âgée de cinquante ans environ, et qui depuis trente ans marchait