Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien qu’il en eût parlé à son père ; mais il avait craint, disait-il, de la voir user trop tôt de son influence sur ce dernier, pour en obtenir son consentement, car dans ce cas l’irritation causée pas ses tentatives infructueuses serait inévitablement retombée de tout son poids sur elle seule.

« La chose à cette époque, écrivait-il, n’était pas encore aussi mûrement décidée que maintenant, car mon père m’avait fixé le terme d’un an ; six mois se sont écoulés, et ma décision reste inébranlable. Si les médecins et leurs traitements ne me retenaient aux eaux, je serais revenu auprès de vous, mais mon retour est remis à trois mois. Tu connais les rapports qui existent entre mon père et moi. Je ne lui demande rien, j’ai été et serai toujours indépendant, mais agir contrairement à sa volonté, mériter par là sa colère lorsqu’il lui reste peut-être si peu de temps à vivre, m’enlèverait la moitié de mon bonheur. Je lui écris de nouveau ; choisis donc, je t’en supplie, l’instant favorable, remets-lui ma lettre, et informe-moi comment il l’aura acceptée, ce qu’il en pense, et s’il y a quelque espoir de lui voir avancer le terme de trois mois. »

Après bien des hésitations et bien des prières au bon Dieu, la princesse Marie fit ce qu’il lui demandait.

« Écris à ton frère, lui répondit son père après avoir pris connaissance de la lettre et sans se fâcher, qu’il patiente jusqu’à ma mort… ce ne sera pas long, et cela lui déliera les mains ! »

La princesse Marie essaya une timide objection ; mais il l’interrompit en haussant la voix :

« Marie-toi, marie-toi, mon cher… belle parenté, ma foi ! Sont-ils des gens d’esprit ? hein !… riches ? hein !… Une jolie belle-mère à donner à Nicolouchka ! Écris-lui de l’épouser demain s’il en a tellement envie, et moi j’épouserai la Bourrienne !… ha, ha ! Alors lui en aura une aussi… de belle-mère ! Seulement, comme j’ai assez de femmes dans la maison, il me fera le plaisir d’aller vivre ailleurs, tu déménageras chez lui… à la grâce de Dieu, par la gelée, par la gelée !… »

Il ne fut plus jamais question de ce sujet après cette violente sortie, mais le dépit causé par la faiblesse de son fils se trahissait à tout moment dans les relations du père avec sa fille ; un nouveau thème d’inépuisables plaisanteries s’était ajouté aux anciens : le thème de la belle-mère et de son penchant personnel pour la jeune Française.

« Pourquoi ne l’épouserais-je pas ? disait-il souvent. Elle fera une charmante princesse !… »