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— Ténèbres et nuit profonde, oui, je comprends cela ! dit Pierre.

— Je ne puis m’empêcher d’aimer la lumière, c’est plus fort que moi ; et je suis si heureux ! Me comprends-tu ? Oui, je sais que tu t’en réjouis !

— Oui, oh oui ! »

Et Pierre le regarda de ses bons yeux attendris et tristes. À mesure que s’éclairait l’avenir de son ami, le sien se dressait devant lui de plus en plus sombre et désolé.


XXIII

Le mariage du prince André ne pouvant se faire sans la permission de son père, il partit le lendemain même pour la campagne.

Le vieux prince reçut la communication de son fils avec une apparente tranquillité, qui ne faisait que cacher une irritation intérieure des plus violentes. Il ne pouvait admettre que son fils désirât changer d’existence, y introduire un élément nouveau, lorsque sa vie, à lui, s’approchait de sa fin : « On aurait pu me laisser la terminer à ma guise… Après moi, qu’on fasse ce qu’on voudra, » se disait-il. Il employa pourtant envers le prince André sa tactique habituelle dans les cas particulièrement graves ; il examina la question avec calme et essaya de lui prouver : premièrement, que son choix n’offrait rien de brillant, quant à la famille et à la fortune ; secondement, que, n’étant plus de la première jeunesse, et sa santé exigeant des soins (le vieux appuya sur ce dernier mot), cette fillette était trop jeune pour lui ; troisièmement, il avait un fils, et que deviendrait-il entre les mains de sa nouvelle femme ? quatrièmement enfin : « Je te supplie, ajouta-t-il en le regardant d’un air railleur, de remettre le tout à un an ! Va à l’étranger, rétablis ta santé, cherches-y un gouverneur allemand pour le prince Nicolas, et, une fois l’année écoulée, si ton amour, ta passion, ton entêtement persistent encore, eh bien alors, marie-toi ! C’est mon dernier mot, mon dernier ! » dit-il d’un ton péremptoire, qui témoignait de son inébranlable détermination. Il espérait que l’épreuve exigée serait trop forte, et que ni l’amour de son fils, ni celui de la jeune fille