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à Pétersbourg lui apparaître sous un nouvel aspect. Il se rappela ses soucis, ses efforts, toute la longue filière par laquelle avait dû passer son projet de code militaire, reçu au comité pour y être discuté, et mis ensuite de côté, parce qu’un autre travail, fort au-dessous du sien, avait été déjà présenté à l’Empereur ! Il se rappela les séances de ce comité dont Berg était membre, et les discussions qui n’attaquaient que la forme, sans tenir le moindre compte du fond ; il se souvint aussi de son mémoire sur les lois, de ses laborieuses traductions du code, et il en eut honte. Se transportant en pensée à Bogoutcharovo, à ses occupations de là-bas, à sa course à Riazan, à ses paysans, et leur appliquant en pensée « le droit des gens », qu’il avait si savamment divisé en paragraphes, il fut confondu d’avoir consacré tant de mois à un travail aussi stérile !


XIX

Dans la journée du lendemain, le prince André alla faire quelques visites, une entre autres aux Rostow, avec lesquels, à l’occasion du dernier bal, il avait renouvelé connaissance ; sous cet acte de pure politesse se cachait le désir de voir dans son intérieur la vive et charmante jeune fille qui avait produit sur lui une si agréable impression.

Elle fut la première à le recevoir, et il lui sembla que sa robe gros-bleu faisait encore mieux ressortir sa beauté que sa toilette de bal. Il fut traité par elle et les siens en vieil ami ; l’accueil fut simple et cordial, et cette famille, qu’il avait sévèrement jugée autrefois, lui parut aujourd’hui composée uniquement de braves et excellents cœurs, pleins d’aménité et de bonté. L’hospitalité et la parfaite bienveillance du comte, plus frappantes encore à Pétersbourg qu’à Moscou, ne lui laissèrent aucun moyen de refuser son invitation à dîner. « Oui, ce sont de bien braves gens, se disait-il ; mais, on le voit, ils ne peuvent apprécier le trésor qu’ils ont en Natacha, cette jeune fille en qui la vie déborde et dont la silhouette lumineuse se détache si poétiquement sur le fond terne de sa famille. »

Il se sentait prêt à trouver des joies inconnues dans ce monde étranger pour lui jusqu’alors, dans ce monde pressenti