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— Vous m’avez ordonné de vous mener chez le général gouverneur ?

— Imbécile, idiot ! vociféra Pierre : je t’ai dit d’aller à la maison !… Il faut partir, partir sans retard, aujourd’hui même, » ajouta-t-il entre ses dents.

Cette exécution au milieu d’une foule curieuse avait produit sur lui une telle impression, qu’il s’était décidé à quitter immédiatement Moscou.

Revenu chez lui, il ordonna à son cocher d’envoyer sur l’heure ses chevaux de selle à Mojaïsk, où se trouvait l’armée ; pour leur donner de l’avance, il remit son départ au lendemain.

Le 24, Pierre quitta Moscou dans la soirée. En arrivant, quelques heures plus tard, au relais de Perkhoukow, il apprit qu’une grande bataille avait été livrée : on racontait qu’à Perkhoukow même la terre tremblait du bruit de la canonnade, mais personne ne put lui dire de quel côté était restée la victoire (c’était le combat de Schevardino). Pierre arriva à Mojaïsk au point du jour.

Toutes les maisons étaient occupées par les troupes ; dans la cour de l’auberge, il trouva son domestique et son cocher, qui l’attendaient, mais de chambres, point : elles étaient toutes pleines d’officiers, et les troupes ne cessaient de défiler. De tous côtés on ne voyait que fantassins, cosaques, cavaliers, fourgons de bagages, caissons et bouches à feu. Pierre s’empressa de continuer sa route. Plus il s’éloignait de Moscou, plus il pénétrait dans cet océan de troupes, plus il se sentait envahi par une agitation inquiète et par cette satisfaction intime qu’il avait éprouvée pendant le séjour de l’Empereur à Moscou, lorsqu’il s’était agi de se décider à un sacrifice ! Il sentait, à ce moment, que tout ce qui constitue d’habitude le bonheur, le confort de la vie, les richesses, la vie elle-même, était bien peu de chose en comparaison de ce qu’il entrevoyait, d’une façon assez vague, il est vrai, et qu’il n’essayait même pas d’analyser. Sans se demander ni pour qui, ni pourquoi, le fait du sacrifice en lui-même lui faisait éprouver une jouissance indicible.


fin du deuxième volume.