Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Aussitôt que Leppich sera prêt, composez-lui pour sa nacelle un équipage d’hommes sûrs et intelligents et dépêchez un courrier au général Koutouzow pour l’en prévenir. Je l’en ai déjà avisé. Recommandez, je vous prie, à Leppich de faire bien attention à l’endroit où il descendra la première fois, pour qu’il n’aille pas se tromper et tomber dans les mains de l’ennemi. Il est indispensable qu’il combine ses mouvements avec le général en chef. »

En revenant de Vorontzovo, Pierre vit une grande foule sur la place des exécutions : il s’arrêta et descendit de son droschki. On venait de passer par les verges un cuisinier français, accusé d’espionnage. Le bourreau détachait du gibet le condamné, un gros homme à favoris roux, en bas gros-bleu et en habit vert, qui gémissait piteusement. Son compagnon d’infortune, maigre et pâle, attendait son tour ; à en juger par leurs physionomies, ils étaient bien réellement Français. Pierre, terrifié et aussi pâle qu’eux, se fraya un chemin à travers la cohue de bourgeois, de marchands, de paysans, de femmes, de fonctionnaires de tout rang, dont les regards suivaient avec une attention avide le spectacle qu’on leur offrait. Ses questions réitérées et pleines d’une curiosité anxieuse n’obtinrent aucune réponse.

Le gros homme fit un effort, se souleva, haussa les épaules et essaya, mais en vain, de se montrer stoïque, en passant les manches de son habit : ses lèvres tremblèrent convulsivement, il éclata en sanglots, et pleura avec colère de sa propre faiblesse, comme pleurent les hommes à tempérament sanguin. La foule, silencieuse jusque-là, se mit aussitôt à crier, comme pour étouffer le sentiment de pitié qui s’éveillait en elle.

« C’est le cuisinier d’un prince ! disait-on.

— Eh ! dis donc, « moussiou, » on voit que la sauce russe est trop forte pour un palais français, elle t’agace les dents, hein ? » dit un employé de chancellerie tout ridé ; et il regardait autour de lui pour voir l’effet de sa plaisanterie. Les uns se mirent à rire ; les autres, les yeux rivés sur le bourreau qui déshabillait l’autre patient, suivaient ses mouvements avec terreur.

Pierre poussa un rugissement sourd, ses sourcils se froncèrent, et, se détournant brusquement, il rebroussa chemin en articulant des paroles inintelligibles. Il remonta en droschki, et ne cessa durant le trajet d’être agité par des soubresauts convulsifs et de pousser des exclamations étouffées.

« Où vas-tu ? s’écria-t-il tout à coup, s’adressant à son cocher.