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— Et moi, je me rappelle fort bien que vous étiez au mieux avec Natacha, tandis que ma préférée a toujours été Véra, cette chère Véra !

— Non, madame, reprit Pierre sans changer de ton, je n’ai point assumé le rôle de chevalier de la comtesse Rostow : il y a un mois que je ne les ai vus.

— Qui s’excuse s’accuse, — répondit Julie en souriant et en jouant avec la charpie, mais elle changea aussitôt de sujet, afin d’avoir le dernier mot : — Devinez qui j’ai rencontré hier soir… La pauvre Marie Bolkonsky ! Elle a perdu son père, le saviez-vous ?

— Non, vraiment, mais où demeure-t-elle ? je serais heureux de la voir !

— Tout ce que je sais, c’est qu’elle part demain pour leur terre dans les environs, et qu’elle y emmène son neveu.

— Comment est-elle ?

— Très affligée ! Mais devineriez-vous qui l’a sauvée ? c’est tout un roman !… Nicolas Rostow ! On l’avait entourée, on allait la tuer après avoir blessé ses gens, lorsqu’il s’est jeté dans la mêlée et l’a tirée d’affaire !

— C’est un vrai roman, reprit le milicien, et l’on dirait que cette débandade générale est inventée à plaisir pour marier les vieilles filles, Catiche d’abord, et la princesse Marie ensuite.

— Je suis convaincue d’une chose, dit Julie, c’est qu’elle est un peu amoureuse du jeune homme.

— Vite, vite, une amende ! s’écria de nouveau le milicien.

— Mais comment aurais-je pu, s’il vous plaît, dire cela en russe ? »


IV

En rentrant chez lui, Pierre trouva sur une table les deux dernières petites affiches du comte Rostoptchine : dans l’une il niait avoir défendu aux habitants de quitter la ville, comme on en faisait courir le bruit. Il engageait donc les dames de la noblesse et les femmes des marchands à ne pas s’éloigner, car, disait-il, ce sont toutes ces fausses nouvelles