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reprit-il après un moment de silence : je n’avais personne à envoyer… Oui, ils m’ont accablé de reproches là-bas, et pour la guerre et pour la paix… et pourtant tout a été fait à son heure, car tout vient à point à qui sait attendre. Là-bas aussi, les conseillers pullulaient tout comme ici… Oh ! les conseillers ! Si on les avait écoutés, nous n’aurions pas conclu la paix avec la Turquie, et la guerre durerait encore ! Kamensky serait perdu, s’il n’était mort… lui qui avec 30 000 hommes prenait d’assaut les forteresses !… Prendre une forteresse n’est rien, mais mener à bonne fin une campagne, voilà le difficile. Pour en arriver là, il ne suffit pas de livrer des assauts et d’attaquer. Ce qu’il faut avoir, c’est « patience et longueur de temps ». Kamensky a envoyé des soldats pour prendre Roustchouk, et moi, en n’employant que le temps et la patience, j’ai pris plus de forteresses que lui, et j’ai fait manger aux Turcs de la viande de cheval… Crois-moi, ajouta-t-il en secouant la tête et en se frappant la poitrine, les Français aussi en tâteront, crois-en ma parole !

— Il faudra pourtant accepter une bataille ? dit le prince André.

— Sans doute il le faudra, si tous le désirent, mais, je te le répète, rien ne vaut ces deux soldats qui s’appellent le temps et la patience ; ceux-là arriveront à tout, mais les conseillers n’entendent pas de cette oreille, voilà le mal ! Les uns veulent une chose, les autres une autre ! Que faire ?… que faire, je te le demande ?… répéta-t-il, comme s’il attendait une réponse, et ses yeux brillaient et s’éclairaient d’une expression profonde et intelligente… Je te dirai, si tu veux, ce qu’il y a à faire et ce que je fais. Dans le doute, mon cher, abstiens-toi, poursuivit-il en scandant ces paroles. Eh bien, adieu, mon ami, rappelle-toi que je partage ta douleur, et cela de tout cœur ; je ne suis pour toi ni le prince ni le commandant en chef, je te suis un père ! Si tu as besoin de quelque chose, viens à moi. Adieu, mon ami ! » Et il l’embrassa.

Le prince André n’avait pas encore franchi le seuil de la chambre, que Koutouzow, harassé de fatigue, poussa un soupir, se laissa choir dans son fauteuil, et reprit tranquillement la lecture des Chevaliers du Cygne.

Chose étrange et inexplicable, cet entretien eut sur le prince André une action calmante ; il retourna à son régiment, rassuré sur la marche générale des affaires et confiant en celui qui les avait en main. L’absence de tout intérêt personnel chez