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perdu de leur douloureuse intensité. Pour Denissow aussi, le nom de Bolkonsky évoquait un passé lointain et poétique, la soirée où, après le souper et la romance de Natacha, il avait, sans savoir comment, fait une déclaration à cette fillette de quinze ans. Il sourit en songeant à son roman et à son amour, et reprit aussitôt le thème qui seul l’intéressait et le passionnait aujourd’hui : c’était un plan de campagne que, durant la retraite, il avait composé, étant de service aux avant-postes. Il l’avait présenté à Barclay de Tolly, et comptait le soumettre également à Koutouzow. Son plan était fondé sur les considérations suivantes : la ligne d’opération des Français étant beaucoup trop étendue, il fallait, tout en les attaquant de front pour les empêcher d’avancer, rompre leurs communications. « Ils ne peuvent soutenir une aussi grande ligne d’opérations, se disait-il, c’est impossible !… Qu’on me donne 500 hommes, et je me fais fort de l’enfoncer… parole d’honneur ; il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout… la guerre de partisans, et pas autre chose ! »

Denissow s’était levé pour mieux exposer son projet avec sa vivacité accoutumée, lorsqu’il fut interrompu par les cris et les hourras qui partaient de la plaine, plus violents que jamais, et se confondaient avec la musique et les chants, qui se rapprochaient de plus en plus. Un bruit de chevaux se fit au même moment entendre à l’entrée du village.

« C’est lui ! » s’écria un cosaque qui se tenait à l’entrée de la maison.

Bolkonsky et Denissow se levèrent et se dirigèrent vers la porte où se trouvait une escouade de soldats : c’était la garde d’honneur, et ils aperçurent à l’autre bout de la rue Koutouzow monté sur un petit cheval bai, s’avançant vers eux suivi d’un nombreux cortège de généraux. Barclay de Tolly, également à cheval, marchait à côté de lui, et une foule d’officiers criant hourra caracolaient autour d’eux. Les aides de camp de Koutouzow s’élancèrent en avant, le dépassèrent et entrèrent les premiers dans la cour de l’habitation. Le commandant en chef talonnait avec impatience son cheval fatigué, qui s’était mis à aller l’amble sous son poids, et il saluait à droite et à gauche en portant la main à sa casquette blanche, bordée de rouge et sans visière. S’arrêtant devant la garde d’honneur, composée de beaux grenadiers, décorés et chevronnés pour la plupart, qui lui présentèrent aussitôt les armes, il garda un instant le silence en les examinant d’un