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« Vous ne savez peut-être pas, chère Marie, reprit Mlle Bourrienne, que notre situation est dangereuse, que nous sommes entourées par les Français… Si nous partions, nous serions infailliblement arrêtées, et Dieu seul sait… » La princesse Marie la regarda stupéfaite.

« Ah ! si on savait combien tout cela m’est indiffèrent… Je ne m’éloignerai pas de « lui »… Parlez-en donc avec Alpatitch, quant à moi je ne veux rien.

— Nous en avons causé, il espère pouvoir nous faire partir demain, mais à mon avis il vaudrait mieux rester où nous sommes, tomber entre les mains des soldats ou des paysans révoltés serait affreux ! « Et Mlle Bourrienne tira de sa poche une proclamation du général Rameau, qui engageait les habitants à ne pas quitter leurs demeures, et leur promettait dans ce cas la protection des autorités françaises.

« Il serait préférable, je pense, de nous adresser directement à ce général, car il nous témoignera tout le respect possible. »

La princesse Marie parcourut la feuille, et son visage tressaillit convulsivement.

« De qui la tenez-vous ? dit-elle.

— On aura probablement su que j’étais Française, » reprit Mlle Bourrienne en rougissant.

La princesse Marie quitta la chambre sans mot dire, passa dans le cabinet de son frère, et y appela Douniacha.

« Envoie-moi, je t’en prie, lui dit-elle, Alpatitch ou Drone, n’importe qui, et dis à Amalia Karlovna que je veux être seule ! Il faut partir, partir au plus vite ! » s’écria-t-elle, épouvantée à l’idée de tomber entre les mains des Français.

Que dirait le prince André si cela arrivait ! À l’idée de demander, elle, la fille du prince Nicolas Bolkonsky, la protection du général Rameau, et de devenir son obligée, elle eut un frisson d’horreur : dans sa fierté révoltée, elle rougissait et pâlissait de colère tour à tour. Son imagination lui dépeignait l’humiliation qu’elle aurait à subir : « Les Français s’installeront ici, dans cette maison, ils s’empareront de cette pièce, ils fouilleront ses lettres pour s’amuser, Mlle Bourrienne leur fera les honneurs de Bogoutcharovo, et moi on me laissera par charité un petit coin !… Les soldats profaneront la tombe toute fraîche de mon père, pour voler ses croix et ses décorations… Je les entendrai se vanter de leurs victoires sur les Russes, je les verrai témoigner à ma douleur une fausse sympathie. » Voilà