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tinua à parler de son fils, de la guerre, de l’Empereur, et, fronçant les sourcils d’un air irrité, il élevait de plus en plus sa voix enrouée, lorsque soudain il fut frappé d’un second et dernier coup de paralysie.

Le temps s’était éclairci, le soleil brillait dans toute sa splendeur, mais la princesse Marie, arrêtée sur le balcon, ne se rendait compte de rien, ne pensait à rien et n’éprouvait qu’une chose, un redoublement de tendresse pour son père, elle ne l’avait jamais autant aimé qu’en ce moment-là. Elle descendit les marches du perron et marcha vivement vers l’étang, en passant par l’allée de tilleuls nouvellement plantée par son frère.

« Oui, j’ai souhaité sa mort, disait-elle tout haut dans son émotion. J’ai désiré voir finir cela plus vite, pour me reposer… Mais à quoi me servira ce repos, lorsqu’il ne sera plus ? » Elle fit le tour du jardin, se retrouva devant la maison, et vit alors venir à elle, en compagnie d’un inconnu, Mlle Bourrienne, qui avait déclaré ne pas vouloir quitter Bogoutcharovo. C’était le maréchal de la noblesse du district, qui arrivait tout exprès pour représenter à la princesse Marie l’urgence du départ. Elle l’écouta sans l’entendre, l’invita à la suivre dans la salle à manger, lui proposa de déjeuner et le fit asseoir à côté d’elle. Au bout d’une seconde, elle se leva, agitée et inquiète, s’excusa auprès de son hôte et se dirigea vers l’appartement de son père ; le docteur parut sur le seuil de la porte.

« Vous ne pouvez pas entrer, princesse : allez-vous-en, allez ! » lui dit-il avec autorité.

Elle retourna au jardin, et alla s’asseoir sur le bord même de l’étang… On ne pouvait pas l’apercevoir de la maison. Jamais elle ne sut combien de temps elle y était restée. Tout à coup, un bruit de pas qui couraient sur le chemin sablé la tira brusquement de sa rêverie : c’était Douniacha, sa femme de chambre, qu’on avait envoyée à sa recherche, et qui s’arrêta, effarée, à sa vue.

« Venez, princesse !… le prince…

— J’y vais, j’y vais ! reprit la princesse Marie, qui, sans lui donner le temps d’achever sa phrase, courut vers la maison.

— Princesse, lui dit le docteur, qui l’attendait à l’entrée, la volonté de Dieu s’est accomplie !… Résignez-vous !

— Ce n’est pas vrai, laissez-moi ! » s’écria-t-elle avec une poignante angoisse.