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satisfait d’avoir été compris, et, passant son autre main sur les cheveux de sa fille, qui inclina la tête afin de lui cacher ses larmes : « Je t’ai appelée toute la nuit, murmura-t-il.

— Si j’avais su, répondit-elle… Je craignais de venir. »

Il lui serra la main.

« Tu ne dormais donc pas ?

— Non, » répondit-elle en faisant un signe de tête négatif. Subissant malgré elle l’influence du malade, elle essayait de parler comme lui, et paraissait éprouver la même difficulté à exprimer sa pensée.

— Ma petite âme, murmura-t-il, ou ma petite amie ! » La princesse Marie ne put saisir au juste l’expression dont il s’était servi, mais son regard lui disait bien qu’il venait d’employer une expression affectueuse et tendre, ce qui ne lui arrivait jamais. « Pourquoi n’es-tu pas venue ?

— Et moi, moi qui souhaitais sa mort ! se disait la pauvre fille.

— Merci, ma fille, mon amie, merci ! pour tout, pardonne-moi… merci ! » Et deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux… « Appelez Andrioucha ! dit-il tout à coup d’un air égaré…

— J’ai reçu une lettre de lui, » répondit la princesse Marie.

Il la regarda avec surprise.

« Où donc est-il ?

— À l’armée, mon père, à Smolensk ! »

Longtemps il garda le silence, les paupières closes, puis il les releva et fit un signe affirmatif, comme pour dire à sa fille qu’il avait enfin retrouvé la mémoire, et qu’il se souvenait de tout.

« Oui, dit-il lentement et distinctement, la Russie est perdue, ils l’ont perdue ! » Et il sanglota.

S’apaisant et refermant les yeux, il fit de la main un léger mouvement dont Tikhone devina le sens, car il lui essuya ses larmes, pendant qu’il prononçait de nouveau quelques mots confus. S’agissait-il de la Russie, de son fils, de son petit-fils, ou de sa fille ? Nul n’aurait pu le dire. Une heureuse inspiration éclaira Tikhone : il avait deviné !

« Va mettre ta robe blanche, je l’aime…

— C’est cela ! » dit-il en se tournant vers la princesse Marie. À ces paroles, elle se prit à pleurer avec une telle violence, que le docteur l’emmena hors de la chambre jusque sur le balcon, pour lui donner le temps de maîtriser son émotion et de terminer ses préparatifs de départ. Le vieux prince con-