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doute renoncé à ses entraînements d’autrefois. Il n’y a pas d’exemple qu’un bas-bleu ait jamais eu des entraînements de cœur, » se répétait-il à lui-même, en puisant, on ne sait où, cet axiome devenu pour lui une vérité mathématique. Et pourtant, chose étrange, la présence de Boris agissait sur lui physiquement, lui coupait bras et jambes, et paralysait en lui toute liberté de gestes et de mouvements. « C’est de l’antipathie, » se disait-il.

Ainsi, aux yeux du monde, Pierre passait pour un grand seigneur, mari un peu aveugle et même comique d’une femme charmante ; pour un original intelligent, qui ne faisait rien, ne gênait personne ; un bon enfant dans toute l’acception du mot ; tandis que dans le fond de son âme s’accomplissait le travail ardu, difficile, du développement intérieur, qui lui découvrait beaucoup et lui procurait de grandes joies, sans lui épargner cependant de terribles doutes ?


X

fragments du journal de pierre :

« 24 novembre. — Levé à huit heures ; lu l’Évangile, assisté à la séance (Pierre, selon le conseil de Bazdéïew, avait accepté de faire partie d’un comité) ; revenu pour dîner seul. La comtesse a du monde qui m’est désagréable. Bu et mangé avec modération, copié après dîner des documents nécessaires aux frères. Le soir, descendu chez la comtesse ; j’y ai raconté une anecdote sur B., et me suis aperçu trop tard, aux éclats de rire qui ont accueilli mon récit, qu’il ne fallait pas la conter.

« Je me couche heureux et tranquille. Seigneur tout-puissant, aide-moi à marcher dans ta voie !

« 27 novembre. — Levé tard, resté longtemps et paresseusement étendu sur mon lit… Seigneur, soutiens-moi !… Lu l’Évangile sans le recueillement exigé. Le frère Ouroussow est venu causer avec moi des vanités de ce monde et des plans de réforme de l’Empereur. J’allais les critiquer, mais je me suis rappelé nos règles et les exhortations du Bienfaiteur : un vrai maçon, instrument actif dans le gouvernement, doit, lorsqu’on lui demande son concours, rester spectateur passif de ce qui ne le regarde pas. Ma langue est mon ennemie. Les frères