Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suite à Czarevo-Zaïmichtché ; par suite de différentes circonstances, les Russes ne purent l’accepter qu’à Borodino, situé à 112 verstes de Moscou. À Viazma, Napoléon donna l’ordre de marcher droit sur cette ville, la capitale asiatique du grand Empire, la ville sacrée des peuples d’Alexandre ! Moscou, avec ses innombrables églises semblables à des pagodes chinoises, excitait son imagination. Il quitta Viazma monté sur son petit cheval isabelle, accompagné de sa garde, de ses aides de camp, et de ses pages ; Berthier, le major général, resté en arrière pour faire interroger un prisonnier russe par l’interprète Lelorgne d’Ideville, rejoignit peu après son maître, et, le visage rayonnant de joie, arrêta court son cheval devant lui.

« Qu’y a-t-il ? demanda Napoléon.

— Un cosaque qu’on vient de faire prisonnier, Sire, dit que les troupes commandées par Platow se réunissent au gros de l’armée, et que Koutouzow est nommé général en chef !… Ce gaillard est très bavard et paraît fort intelligent. »

Napoléon sourit, fit donner un cheval au cosaque, et se le fit amener, pour avoir le plaisir de le questionner lui-même. Quelques aides de camp partirent au galop pour faire exécuter cet ordre, et, un moment après, le serf de Denissow, celui qu’il avait cédé à Rostow, notre ancienne connaissance Lavrouchka, avec sa figure éveillée et légèrement avinée, en veste de domestique militaire, à cheval sur une selle de cavalerie française, s’approcha de Napoléon, qui le fit marcher à ses côtés, pour l’examiner à son aise.

« Vous êtes un cosaque ? lui demanda-t-il.

— Oui, Votre Noblesse »

« Le cosaque, ignorant en quelle compagnie il se trouvait, car la simplicité de Napoléon n’avait rien qui put révéler à une imagination orientale la présence d’un Souverain, s’entretint avec la plus extrême familiarité des affaires de la guerre actuelle[1] », dit M. Thiers en racontant cet épisode. Lavrouchka était ivre ou à peu près ; n’ayant pas préparé à temps le dîner de son maître le jour précédent, il avait été bel et bien fustigé, et envoyé faire main basse sur la volaille dans un village ; là, s’étant laissé entraîner par le charme de la maraude, il avait été enlevé par les Français. Lavrouchka, qui avait vu beaucoup de choses dans sa vie, était une de ces natures effrontées, prêtes à toutes les fourberies imaginables, qui de-

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)