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mandant de la milice ne plairait pas à Sa Majesté ; mais ils ne m’ont pas écouté ; ils ont la manie de fronder. Et pourquoi ? Parce que nous tenons à singer l’absurde enthousiasme des Moscovites, » ajouta-t-il, en oubliant que ce propos, qui aurait été goûté dans le salon de sa fille, ne pouvait l’être dans celui d’Anna Pavlovna ; il le sentit aussitôt et essaya de réparer sa maladresse.

« Est-il convenable, je vous le demande, que le comte Koutouzow, le plus vieux des généraux russes, siège là-bas en personne ? Il en sera pour sa peine… Et, franchement, peut-on nommer général en chef un homme de mauvaises mœurs, un homme qui ne sait pas se tenir à cheval, et qui s’endort au conseil ? Oserait-on soutenir par hasard qu’il s’est distingué à Bucharest ? Je ne parle pas de ses qualités comme militaire, il y aurait trop à dire là-dessus ; mais comment serait-il possible de choisir dans la situation actuelle un homme impotent et qui n’y voit goutte ? Quel commandant sera-ce là ? Il serait bon tout au plus pour jouer à colin-maillard, car il est complètement aveugle ! »

Personne ne répliqua à cette violente sortie, à laquelle le prince Basile se livrait le 21 juillet, et qui, à cette date, était parfaitement fondée ; mais le 29, quelques jours plus tard, Koutouzow reçut le titre de prince. Cette faveur, qui indiquait peut-être, à la rigueur, le désir qu’on éprouvait, en haut lieu, de s’en débarrasser, n’inquiéta pas le prince Basile, mais elle eut pour effet de le rendre plus prudent dans ses critiques. Le 8 août, un conseil composé du feld-maréchal Soltykow, d’Araktchéïew, de Viasmitinow, de Lopoukhine et de Kotchoubey, fut réuni pour discuter la marche générale de la campagne. Le conseil décida que l’insuccès devait être attribué à la division du pouvoir, et proposa, après une courte délibération, et malgré le peu de sympathie de l’Empereur pour Koutouzow, d’élever ce dernier au poste de général en chef et de commandant de tout le rayon occupé par les troupes ; la proposition fut acceptée, et la nomination annoncée le soir même.

Le prince Basile se retrouva le lendemain chez Anna Pavlovna avec l’« homme de beaucoup de mérite », qui lui faisait une cour assidue afin d’obtenir par elle la place de curateur d’un institut de jeunes filles. Le prince Basile fit son entrée dans ce salon en véritable triomphateur, et comme si le succès avait couronné ses plus chères espérances :

« Eh bien, vous savez la grande nouvelle ! Le prince Kou-