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CHAPITRE V

I

Pourquoi Napoléon faisait-il la guerre à la Russie ? Parce qu’il était écrit qu’il irait à Dresde, qu’il aurait la tête tournée par la flatterie, qu’il mettrait un uniforme polonais, qu’il subirait l’influence enivrante d’une belle matinée de juin, et enfin qu’il se laisserait emporter par la colère en présence de Kourakine d’abord, et de Balachow ensuite.

Alexandre, se sentant personnellement offensé, se refusait à toute négociation ; Barclay de Tolly mettait tous ses soins à bien commander son armée, afin de remplir son devoir et de conquérir la réputation d’un grand capitaine ; Rostow s’était lancé à la poursuite des Français, parce qu’il n’avait pu résister au désir de faire un bon temps de galop sur une plaine unie…, et c’est ainsi qu’agissaient, en conséquence de leurs dispositions particulières, de leurs habitudes, de leurs désirs, les individus qui prenaient part à cette guerre mémorable. Leurs appréhensions, leurs vanités, leurs joies, leurs critiques ; tous ces sentiments, provenant de ce qu’ils croyaient être leur libre arbitre, étaient les instruments inconscients de l’histoire, et travaillaient, à leur insu, au résultat dont aujourd’hui seulement on peut se rendre compte. Tel est le sort invariable de tous les agents exécuteurs, d’autant moins libres dans leur action qu’ils sont plus élevés dans la hiérarchie sociale.

Aujourd’hui les hommes de 1812 ont depuis longtemps disparu : leurs intérêts du moment n’ont laissé aucune trace, les effets historiques de cette époque nous sont seuls visibles, et nous comprenons comment la Providence a fait concourir