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lement devant l’orateur, et l’écouta avec satisfaction, en manifestant son approbation par des signes de tête. Il était facile de voir, à la physionomie de ceux qui entouraient l’orateur, qu’il s’exprimait avec hardiesse ; aussi les gens paisibles et timorés ne tardèrent-ils pas à s’en éloigner peu à peu, en haussant imperceptiblement les épaules. Pierre, au contraire, découvrait dans son discours un libéralisme peu conforme sans doute à celui dont il faisait lui-même profession, mais qui ne lui en était pas moins agréable pour cela. Le marin grasseyait en parlant, et le timbre de sa voix, quoique agréable et mélodieux, trahissait toutefois l’habitude des plaisirs de la table et du commandement.

« Que nous importe, disait-il, que les habitants de Smolensk aient proposé à l’Empereur de former des milices ! Leur décision, fait-elle loi pour nous ? Si la noblesse de Moscou le trouve nécessaire, elle a d’autres moyens à sa disposition pour lui témoigner son dévouement. Nous n’avons pas encore oublié les milices de 1807 !… Les voleurs et les pillards y ont seuls trouvé leur compte. »

Le comte Rostow continuait à sourire d’un air d’assentiment.

« Les milices ont-elles, je vous le demande, rendu des services à la patrie ? Aucun. Elles ont ruiné nos campagnes, voilà tout ! Le recrutement est préférable : autrement, ce n’est ni un soldat ni un paysan qui vous reviendra, ce sera la corruption même !… — La noblesse ne marchande pas sa vie : nous irons tous, s’il le faut, nous amènerons des recrues, et que l’Empereur nous dise un mot, nous mourrons tous pour lui ! » conclut l’orateur, avec un geste plein d’énergie.

Le comte Rostow, au comble de l’émotion, poussait Pierre du coude ; celui-ci, éprouvant le désir de parler à son tour, fit un pas en avant, sans savoir lui-même au juste ce qu’il allait dire. Il avait à peine ouvert la bouche, qu’un vieux sénateur, d’une physionomie intelligente, prit la parole avec l’irritation et l’autorité d’un homme habitué à discuter et à diriger les débats : il parlait doucement mais nettement.

« Je crois, monsieur, dit-il en commençant, que nous ne sommes point appelés ici pour juger quelle serait dans l’intérêt de l’Empire la mesure la plus opportune à prendre, le recrutement ou la milice… Nous devons répondre à la proclamation dont nous a honorés notre Souverain, et laisser au pouvoir suprême le soin de décider entre le recrutement et… »