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Souverain, et l’exaltation passionnée qui succédait chez lui à la peur et à la douleur physique qu’il venait d’éprouver, donnait une émouvante solennité à cet instant de sa vie.

Des coups de canon retentirent soudain sur le quai : la foule y courut aussitôt, pour voir comment et d’où l’on tirait, Pétia voulut en faire autant, mais il en fut empêché par le sacristain qui l’avait pris sous sa protection. Les canons grondaient toujours, lorsque des officiers, des généraux, des chambellans, sortirent précipitamment de l’église ; on se découvrit à leur vue, et les badauds qui avaient couru du côté du quai revinrent en toute hâte. Quatre militaires, en brillant uniforme et chamarrés de grands cordons, apparurent enfin.

« Hourra ! hourra ! hurla la foule.

— Où est-il ? où est-il ? » demanda Pétia d’une voix haletante, mais personne ne lui répondit : l’attention était trop tendue. Choisissant alors au hasard un des quatre militaires que ses yeux pleins de larmes pouvaient à peine distinguer, et concentrant sur lui tous les transports de son jeune enthousiasme, il lui lança un formidable hourra, en se jurant mentalement qu’en dépit de tous les obstacles il serait soldat !

La foule s’ébranla de nouveau à la suite de l’Empereur, et, après l’avoir vu rentrer au palais, se dispersa peu à peu. Il était tard. Bien que Pétia fût à jeun, et que la sueur lui coulât du front à grosses gouttes, il ne lui vint même pas à l’idée de retourner chez lui, et il resta planté devant le palais au milieu d’un petit groupe de flâneurs ; il attendait ce qui allait se passer, sans trop savoir ce que ce pourrait être, et il portait envie non seulement aux grands dignitaires qui descendaient de leurs voitures pour aller s’asseoir à la table impériale, mais encore aux fourriers qu’il vit ensuite passer et repasser derrière les croisées pour leur service. Pendant le banquet, Valouïew, jetant un regard sur la place, fit observer que le peuple paraissait désirer revoir encore Sa Majesté.

Le repas terminé, l’Empereur, qui finissait de manger un biscuit, sortit sur le balcon. Le peuple l’acclama aussitôt, en criant de nouveau à pleins poumons :

« Notre père ! notre ange ! hourra !… » Et les femmes, et les bourgeois, et Pétia lui-même, se remirent à pleurer d’attendrissement. Un morceau du biscuit que l’Empereur tenait à la main, étant venu à glisser entre les barreaux du balcon, tomba à terre aux pieds d’un cocher ; le cocher le ramassa, et quelques-uns de ses voisins se ruèrent sur l’heureux possesseur