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et un peu fortes ; il ressemblait à Natacha. Il se préparait à entrer à l’Université ; mais, en dernier lieu et en secret, il avait décidé, entre camarades, de se faire hussard. S’emparant du bras de son homonyme, pour l’entretenir de ce grave projet, il le pria de s’informer si la chose était possible.

Mais le gros Pierre l’écoutait si peu, que le gamin fut obligé de le tirer par la manche pour forcer son attention.

« Eh bien, Pierre Kirilovitch, où en est mon affaire ? Vous savez que tout mon espoir est en vous ?

— Ah oui ! tu veux entrer dans les hussards ?… Oui, j’en parlerai aujourd’hui même !

— Bonjour, mon cher, lui cria de loin le vieux comte, apportez-vous le manifeste ? Ma petite comtesse a entendu ce matin, à la messe chez les Rasoumovsky, une nouvelle prière, qu’elle dit être très belle !

— Voici le manifeste et les nouvelles : l’Empereur sera ici demain ; on réunit une assemblée extraordinaire de la noblesse, et l’on parle d’un recrutement de dix sur mille. Permettez-moi maintenant de vous féliciter !

— Oui, oui, Dieu soit loué ! Et de l’armée, quelles nouvelles ?

— Les nôtres se retirent toujours, ils sont déjà à Smolensk, lui répondit Pierre.

— Mon Dieu, mon Dieu !… Donnez-moi donc le manifeste, mon cher !

— Ah ! j’oubliais !… » Et Pierre le chercha, mais en vain, dans toutes ses poches, tout en baisant la main à la comtesse, qui venait d’entrer, et en regardant avec inquiétude du côté de la porte, dans l’espoir de voir apparaître Natacha. « Je ne sais vraiment pas où je l’ai fourré : je l’ai bien certainement oublié à la maison. J’y cours !

— Mais vous serez en retard pour le dîner ?

— Vous avez raison, d’autant mieux que mon cocher n’est plus là. »

Natacha entra au même moment : l’expression de sa physionomie était douce et émue, et la figure de Pierre, qui continuait à chercher le manifeste, s’illumina à sa vue. Sonia, qui avait poussé ses perquisitions jusqu’à l’antichambre, en rapporta triomphalement les papiers, qu’elle avait fini par trouver soigneusement cachés dans la doublure du chapeau de Pierre.

« Nous lirons tout cela après le dîner, » dit le vieux comte, qui se promettait une grande jouissance de cette lecture.

On but du champagne à la santé du nouveau chevalier de