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lorsque, écrit de la sorte, l’Russe Bésuhof, son nom lui donna exactement le nombre 666.

Comment, et pourquoi se trouvait-il ainsi rattaché au grand événement annoncé par l’Apocalypse ?… Bien qu’il n’y pût rien comprendre, il n’en douta pas un seul instant ! Son amour pour Natacha, l’Antéchrist, la comète, l’invasion de la Russie par Napoléon, le chiffre 666 découvert dans son nom et dans le sien, tout cet ensemble de faits étranges provoqua en lui un travail moral plein de trouble, qui, arrivé à sa maturité, devait éclater et l’arracher violemment à la vie futile dont les chaînes lui pesaient, pour l’amener à accomplir une action héroïque et à atteindre un grand bonheur !


Pierre, qui avait promis aux Rostow de leur communiquer le manifeste, se rendit le lendemain dimanche chez le comte Rostoptchine, pour lui en demander un exemplaire, et s’y rencontra avec un courrier qui arrivait en droite ligne de l’armée ; c’était une ancienne connaissance à lui, et l’un des danseurs les plus infatigables des bals de Moscou.

« Rendez-moi, je vous en prie, un service, lui dit le courrier ; j’ai ma sacoche pleine de lettres, aidez-moi à les distribuer. »

Pierre y consentit, et, dans le nombre, en trouva une que Nicolas Rostow adressait à ses parents. Le comte Rostoptchine lui remit ensuite la proclamation de l’Empereur, les ordres du jour envoyés à l’armée et la dernière affiche[1] qu’il venait de publier. En parcourant les ordres du jour, il remarqua, dans la longue nomenclature des hommes tués, blessés ou récompensés, le nom de Nicolas Rostow, décoré du Saint-Georges de 4e classe, pour sa bravoure à l’affaire d’Ostrovna, et, quelques lignes plus bas, la nomination de Bolkonsky comme chef du régiment des chasseurs. Désirant faire savoir au plus tôt à ses amis la bonne nouvelle du glorieux fait d’armes de leur fils, il s’empressa de leur envoyer sa lettre et l’ordre du jour, bien que le nom du prince André se trouvât sur la même page ; il se réservait de leur porter plus tard la proclamation et l’affiche du comte Rostoptchine.

Sa conversation avec ce dernier, dont l’air soucieux et affairé trahissait les graves préoccupations, le récit du courrier qui

  1. Nom appliqué, à cette époque, aux proclamations du comte Rostoptchine. (Note du trad.)