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nemi, fuyaient à la débandade et se rapprochaient de plus en plus. Déjà on pouvait distinguer les gestes de ces hommes, si petits à distance ; on pouvait les voir se choquer, s’attaquer, se saisir mutuellement, en brandissant leurs sabres.

Rostow assistait à ce spectacle comme à une chasse à courre ; son instinct lui disait que, si les hussards attaquaient à l’instant les dragons, ces derniers n’y résisteraient pas, mais il fallait se décider sans hésitation : une seconde de plus, et il serait trop tard. Il se retourna : le capitaine, qui était à ses côtés, avait, comme lui, les yeux fixés sur la lutte :

« André Sévastianovitch, fit Rostow, nous pourrions les culbuter, qu’en dites-vous ?

— À coup sûr, car en effet… » Mais Rostow, sans attendre la fin de sa réponse, piqua son cheval de l’éperon, et se plaça à la tête de ses hommes, qui, mus par le même sentiment, s’élancèrent en avant sans attendre son commandement. Nicolas ne comprenait pas pourquoi et comment il agissait ainsi : il faisait cela sans préméditation, sans réflexion, comme il l’aurait fait à la chasse. Il voyait les dragons qui galopaient en désordre à une faible distance ; il savait qu’ils fléchiraient et qu’il fallait profiter à tout prix de cet instant favorable, car, une fois passé, on ne le retrouverait plus. Le sifflement des balles était si excitant, la fougue de son cheval si difficile à maîtriser, qu’il céda à l’entraînement général, et entendit aussitôt le piétinement de tout son escadron, qui le suivait au grand trot sur la descente. À peine eurent-ils atteint la plaine, que le trot se transforma en un galop de plus en plus rapide, au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient des uhlans et des dragons français, qui les poursuivaient le sabre aux reins. À la vue des hussards, les premiers rangs ennemis se retournèrent indécis, et barrèrent la route à ceux qui les suivaient. Rostow, donnant pleine carrière à son cheval cosaque, se laissait emporter à l’encontre des Français, avec le sentiment du chasseur à la poursuite du loup. Un uhlan s’arrêta, un fantassin se jeta à terre pour éviter d’être écrasé, un cheval sans cavalier vint donner dans les hussards, et le gros des dragons français tourna bride au triple galop. Au moment où Rostow s’élançait à leur poursuite, il rencontra un buisson sur son chemin, mais son excellente bête s’enleva, et le franchit d’un bond. Nicolas s’était à peine remis en selle qu’il se trouva tout près de l’ennemi. Un officier français, à en juger par son uniforme, galopait à quelques pas de lui, penché en avant sur son cheval gris,