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autre chose qu’à ce qui semblait devoir l’intéresser le plus à cette heure, c’est-à-dire au danger qui s’approchait. Malgré tous ses efforts, malgré les reproches de lâcheté qu’il s’était bien souvent adressés, il n’avait jamais pu, durant les premières années de son service, vaincre la peur qui s’emparait instinctivement de lui, mais le temps l’y avait insensiblement amené. Il suivait donc avec tranquillité et insouciance son chemin sous les arbres, arrachait en passant quelques feuilles, effleurait parfois du bout de son pied le ventre de son cheval, et tendait, sans se retourner, la pipe qu’il venait de fumer au hussard qui cheminait derrière lui : on aurait dit à le voir qu’il s’agissait d’une simple promenade. La figure émue et inquiète d’Iline, qui exprimait au contraire tant de sentiments divers, lui inspirait une sérieuse compassion ; il connaissait par expérience cet état de fiévreuse angoisse, cette attente de la peur et de la mort, et il savait aussi que le temps seul pouvait y porter remède.

À peine le soleil apparut-il au-dessus d’une bande de nuages, que le vent s’apaisa ; il semblait vouloir respecter ce radieux lendemain d’une nuit d’orage. Quelques gouttes tombèrent encore, puis le calme se rétablit. Continuant son ascension, le disque de feu se déroba un moment derrière un étroit nuage, dont il déchira bientôt le bord supérieur pour reparaître dans tout son éclat ; le paysage s’éclaira de nouveau, la verdure scintilla plus riante, et, comme une réponse ironique à ce flot d’éclatante lumière, les premiers grondements du canon se firent entendre à une certaine distance.

Rostow n’avait pas eu encore le temps de se rendre compte de la distance, lorsqu’un aide de camp du comte Ostermann-Tolstoy, arrivant de Vitebsk au galop, lui transmit l’ordre de prendre le trot accéléré.

Son escadron dépassa l’infanterie et l’artillerie, qui doublaient également leur allure, descendit une colline, et, traversant un village abandonné, remonta le versant opposé. Les chevaux et les hommes étaient couverts de sueur.

« Halte ! alignement ! commanda le divisionnaire. — Par file à gauche, marche ! » Les hussards longèrent la ligne des troupes et atteignirent le flanc gauche de la position, derrière les uhlans placés sur la ligne d’attaque. À droite, en colonnes serrées, se tenait massée la réserve de notre infanterie ; au-dessus d’elle, sur la hauteur, reluisaient nos canons, qui se détachaient sur le fond de l’horizon, éclairés par la lumière