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la puissance leur prêtent les qualités qui ne sont pas celles du génie véritable. Mais c’est tout l’opposé ! Les bons généraux que j’ai connus étaient bêtes et distraits, Bagration par exemple, et Napoléon cependant l’a proclamé le meilleur de tous !… Et Bonaparte lui-même ? N’ai-je pas observé à Austerlitz l’expression suffisante et vaniteuse de sa physionomie ? Un bon capitaine n’a besoin ni d’être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires : tout au contraire, les côtés les plus élevés et les plus nobles de l’homme, tels que l’amour, la poésie, la tendresse, le doute investigateur et philosophique, doivent le laisser complètement indifférent. Il doit être borné, convaincu de l’importance de sa besogne, ce qui est indispensable, car autrement il manquerait de patience, se tenir en dehors de toute affection, n’avoir aucune pitié, ne jamais réfléchir, ni se demander jamais où est le juste et l’injuste…, alors seulement il sera parfait. Le succès ne dépend pas de lui, mais du soldat qui crie : « Nous sommes perdus ! » ou de celui qui crie : « Hourra !… » Et c’est là dans les rangs, là seulement, que l’on peut servir avec la conviction d’être utile ! »

Le prince André se laissait aller à ces réflexions, lorsqu’il en fut brusquement tiré par la voix de Paulucci : le conseil se séparait.

Le lendemain, à la revue, l’Empereur lui demanda où il désirait servir, et le prince André se perdit à tout jamais dans l’opinion du monde de la cour en se bornant tout simplement à désigner l’armée active, au lieu de solliciter un emploi auprès de Sa Majesté.


XII

Nicolas Rostow reçut, un peu avant l’ouverture de la campagne, une lettre de ses parents ; ils l’informaient, en quelques mots, de la maladie de Natacha et de la rupture de son mariage, « qu’elle-même avait rompu, » disaient-ils ; ils l’engageaient de nouveau à quitter le service et à revenir auprès d’eux. Il leur exprima dans sa réponse tous les regrets que lui causaient la maladie et le mariage manqué de sa sœur, les assura qu’il ferait son possible pour réaliser leur souhait, mais se garda bien de demander un congé.