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on m’y a forcé. Je suis prêt, même à présent (et il appuya sur ce mot), à accepter toutes les explications que vous me donnerez… » Et il lui exposa, en quelques paroles brèves et nettes, le mécontentement que lui causait la conduite du gouvernement russe.

Son ton modéré et amical persuada Balachow de la sincérité de son désir de maintenir la paix et d’entrer en négociations :

« Sire, l’Empereur mon maître… » commença-t-il avec une certaine hésitation et en se troublant sous le regard interrogateur que Napoléon fixait sur lui. — « Vous êtes embarrassé, général, remettez-vous ! » semblaient lui dire ces yeux qui examinaient, avec un imperceptible sourire, son uniforme et son épée. Il poursuivit néanmoins, et lui expliqua que l’Empereur Alexandre ne voyait point de casus belli dans la demande de passeports faite par Kourakine, que ce dernier avait agi ainsi de son propre chef, que l’Empereur ne voulait pas la guerre, et qu’il n’avait aucune entente avec l’Angleterre…

« Il n’en a pas encore… » dit Napoléon, et, dans la crainte de se trahir, il engagea, d’un mouvement de tête, l’envoyé russe à reprendre la parole.

Balachow, lui ayant dit tout ce qu’il avait eu ordre de lui transmettre, lui répéta que l’Empereur ne consentirait à des négociations qu’à de certaines conditions. Soudain il s’arrêta interdit, car il venait de se souvenir des paroles écrites dans le rescrit à Soltykow, et qu’il devait rapporter textuellement à l’Empereur des Français ; il les avait présentes à la mémoire, mais un sentiment, difficile à analyser, les retint sur ses lèvres, et il reprit avec embarras :

« À condition que les troupes de Votre Majesté repassent le Niémen. »

Napoléon remarqua son trouble, les muscles de son visage tressaillirent, et son mollet gauche se mit à trembler ! Sans changer de place, il parla plus haut et plus vite. Le regard de Balachow fut involontairement attiré par le tremblement du mollet, et il remarqua avec surprise qu’il s’accentuait de plus en plus, à mesure que l’Empereur élevait la voix :

« Je désire la paix autant que l’Empereur Alexandre. N’ai-je pas fait tout mon possible pour l’obtenir, il y a dix-huit mois ! Et voilà dix-huit mois que j’attends des explications ! Qu’exige-t-on de moi pour entrer en négociations ? » ajouta-t-il en accompagnant ces paroles d’un geste énergique de sa petite main blanche et potelée.