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de la santé du grand-duc, parla du temps qu’ils avaient si joyeusement passé ensemble à Naples, puis, se ressouvenant de sa haute dignité, il se redressa avec solennité, se posa comme il l’avait fait le jour de son couronnement, et faisant un geste de la main :

« Je ne vous retiens plus, général, je vous souhaite tout le succès possible ! » dit-il en rejoignant sa suite, qui l’attendait respectueusement à quelques pas en arrière… et le manteau rouge brodé d’or, les plumes flottant au vent, et les pierres fines jetant mille feux au soleil, disparurent dans le lointain !

Balachow, croyant trouver Napoléon à peu de distance de là, continua son chemin, mais, arrivé au premier village, il fut arrêté cette fois par les sentinelles du corps d’infanterie de Davout, et l’aide de camp du chef de corps le conduisit jusqu’à l’habitation du maréchal.


V

Davout, l’Araktchéïew de l’Empereur Napoléon, en avait, avec la poltronnerie en moins, toute la sévérité, et toute l’exactitude dans le service, et, comme lui, ne savait témoigner son dévouement à son maître que par des actes de cruauté.

Les hommes de cette trempe sont aussi nécessaires dans les rouages de l’administration que les loups dans l’économie de la nature : ils existent, se manifestent et se maintiennent toujours, par le fait, quelque puéril qu’il puisse paraître, de leurs rapports constants avec le chef de l’État. Comment expliquer autrement que par son absolue nécessité, la présence et l’influence d’un être cruel, grossier, mal élevé, tel qu’Araktchéïew, qui tirait la moustache aux grenadiers dans les rangs, et qui s’éclipsait au moindre danger, auprès d’Alexandre, dont l’âme était tendre et le caractère d’une noblesse chevaleresque ?

Balachow trouva le maréchal Davout, avec son aide de camp à ses côtés, dans une grange de paysan, assis sur un tonneau, occupé à examiner et à régler des comptes. Il aurait pu sans doute se procurer une installation plus commode, mais il appartenait à la catégorie des gens qui aiment à se rendre les conditions de la vie difficiles, pour avoir le droit d’être sombres et taciturnes, et à feindre, à tout propos, une grande hâte, et un travail accablant :