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proximité du quartier général de l’Empereur, son désir de lui être immédiatement présenté ne souffrirait aucune difficulté.

Traversant ensuite le village, au milieu de piquets de hussards, de soldats et d’officiers qui leur faisaient le salut militaire et regardaient avec curiosité l’uniforme russe, ils sortirent par l’extrémité opposée ; à deux verstes de là campait le général de division qui devait se charger de conduire l’envoyé d’Alexandre jusqu’à sa destination.

Le soleil était levé et éclairait gaiement les champs et les prairies.

À peine eurent-ils dépassé le cabaret situé sur la hauteur, qu’ils virent venir à eux plusieurs militaires, en avant desquels s’avançait, monté sur un cheval noir, dont le harnachement étincelait au soleil, un homme de haute taille ; un manteau rouge jeté sur les épaules, les jambes tendues en avant à la manière française, il était coiffé d’un énorme chapeau par dessous les bords duquel s’échappaient des boucles de cheveux noirs : l’air faisait onduler le plumet multicolore de sa coiffure, et les galons d’or de son uniforme scintillaient aux rayons ardents du soleil de juin.

Balachow ne se trouvait plus qu’à quelques pas de distance de ce cavalier à l’aspect théâtral, tout chamarré d’or et couvert de bracelets et de bijoux de toutes sortes, lorsque le colonel Julner lui murmura à l’oreille : « Le roi de Naples ! »

C’était en effet Murat, qu’on appelait ainsi, bien qu’il fût impossible de comprendre pourquoi dans ce moment il était « le roi de Naples ». Lui-même du reste se prenait tellement au sérieux, que lorsque, la veille de son départ de Naples, en se promenant dans les rues avec sa femme, il entendit quelques Italiens crier : « Viva il Re ! » il dit avec tristesse : « Les malheureux ! ils ne savent pas que je les quitte demain ! »

Malgré son intime conviction qu’il était bien toujours le roi de Naples, et que ses sujets pleuraient son absence, il reprit gaiement, au premier signal de son auguste beau-frère, la besogne qui lui avait été familière :

« Je vous ai fait roi pour régner à ma manière et non pas à la vôtre, » lui avait dit ce dernier à Danzig, et, pareil à un bel étalon qui folâtre même sous le harnais, il galopait sur les routes de la Pologne, paré des couleurs les plus voyantes et des plus riches bijoux, sans s’inquiéter, dans sa bruyante bonne humeur, de savoir où il allait.

En apercevant le général russe, il rejeta majestueusement sa