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oukase concernant le rang à la cour, qui a soulevé tant de mécontentement et tant de récriminations.

— C’est vrai, mon père n’a pas désiré me voir profiter de ce droit, et j’ai commencé mon service en passant par les rangs inférieurs.

— Votre père, bien qu’il soit un homme du siècle passé, est cependant bien au-dessus de ceux de nos contemporains qui critiquent cette mesure ; elle n’a d’autre but, après tout, que de rétablir la justice sur ses véritables bases.

— Je crois pourtant que ces critiques ne sont pas dénuées de fondement, répliqua le prince André, essayant de se soustraire à l’influence de cet homme, qu’il lui était désagréable d’approuver sans restriction. Il tenait même à le contredire, mais, absorbé par son travail d’observation, il ne pouvait s’exprimer avec sa liberté d’esprit habituelle.

— C’est-à-dire qu’elles ont pour fondement l’amour-propre personnel, reprit Spéransky avec tranquillité.

— En partie peut-être, mais aussi, à mon avis, les intérêts mêmes du gouvernement.

— Comment l’entendez-vous ?

— Je suis un disciple de Montesquieu, dit le prince André, et sa maxime : « que l’honneur est le principe des monarchies » me semble incontestable, et certains droits et privilèges de la noblesse me paraissent être des moyens de corroborer ce sentiment. »

Le sourire disparut de la figure de Spéransky, et sa physionomie ne fit qu’y gagner. La réponse du prince André avait excité son intérêt :

« Ah ! si vous envisagez la question sous ce point de vue ! dit-il en conservant son calme et en s’exprimant en français avec une certaine difficulté et plus de lenteur que lorsqu’il parlait le russe : — Montesquieu nous dit que l’honneur ne peut être soutenu par des privilèges nuisibles au service lui-même ; l’honneur est donc, ou l’abstention d’actes blâmables, ou le stimulant qui nous pousse à conquérir l’approbation et les récompenses destinées à en être le témoignage. Il en résulte, ajouta-t-il en serrant de plus près ses arguments, qu’une institution, qui est pour l’honneur une source d’émulation est une institution pareille en tous points à celle de la Légion d’honneur du grand Empereur Napoléon. On ne saurait dire, je pense, que celle-ci est nuisible, puisqu’elle contribue au bien du service et qu’elle n’est pas un privilège de caste ou de cour.