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méchant de son père passa sur ses lèvres serrées : « Monsieur Kouraguine ne l’a donc point honorée de sa main ?

— Il ne pouvait l’épouser, étant marié.

— Et puis-je savoir où se trouve à présent Monsieur votre beau-frère ?

— Il est allé à Péters… je n’en sais rien au juste.

— Du reste, cela m’est indifférent. Tu diras à la comtesse Rostow qu’elle a toujours été et est encore parfaitement libre, et que je lui souhaite tout le bien possible. »

Pierre prit le paquet de lettres. Le prince André, qui semblait chercher s’il n’avait rien oublié de tout ce qu’il avait à dire, et attendre que Pierre lui fît quelque autre confidence, l’interrogea du regard :

« Écoutez-moi, rappelez-vous notre discussion à Pétersbourg…

— Je me la rappelle ; je soutenais qu’il fallait pardonner à la femme tombée, mais je ne suis pas allé jusqu’à dire que je le ferais, le cas échéant… Je ne le puis pas !

— Le cas n’est pas le même, » répliqua Pierre.

Le prince André, sans le laisser achever, s’écria :

« Oui, aller redemander sa main, être généreux, et ainsi de suite… C’est très noble certainement, mais je me sens incapable de marcher sur les brisées de « Monsieur » Kouraguine. Si tu tiens à rester mon ami, ne me parle plus jamais d’elle, ni de tout cela !… Et maintenant adieu… Tu lui remettras ces lettres, n’est-ce pas ? »

Pierre le quitta et alla trouver la princesse Marie ; elle était en ce moment auprès de son vieux père, qui lui parut plus gai que de coutume. Rien qu’à les voir, il comprit tout de suite de quel mépris et de quelle inimitié ils étaient animés contre les Rostow, et qu’il était impossible de prononcer devant eux le nom de celle qui aurait pu, à tout prendre, trouver facilement un autre parti que le prince André.

Il fut question à table de la guerre qui allait éclater. Le prince André parlait sans discontinuer, se querellant tantôt avec son père, tantôt avec Dessalles, poussé par une excitation fébrile, dont Pierre ne devinait que trop bien la cause.