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d’un air qui semblait dire : « Je me porte bien, mais qu’importe ma santé, qui intéresse-t-elle ? » Après avoir échangé quelques mots avec lui sur le mauvais état des routes depuis la frontière de Pologne, sur les personnes qu’il avait vues et qui connaissaient Pierre, sur le gouverneur suisse, M. Dessalles, qu’il avait ramené pour son fils, il se mêla de nouveau, avec une vivacité toujours croissante, à la conversation qui se continuait entre les deux vieillards.

« S’il y avait eu trahison, on aurait des preuves de ses relations secrètes avec Napoléon, et ces preuves seraient livrées à la publicité ! Personnellement, poursuivit-il, je n’ai jamais aimé Spéransky, mais j’aime la justice ! » Pierre devina que son ami éprouvait impérieusement le besoin, comme il l’avait si souvent éprouvé lui-même, de s’échauffer, et de disputer sur un sujet quelconque, afin d’oublier, si c’était possible, et de chasser loin de lui des pensées par trop accablantes.

Le prince Mestchersky ne tarda pas à les quitter, et le prince André, prenant le bras de Pierre, l’emmena dans sa chambre. Un lit de camp venait d’y être déballé, et des caisses, des malles ouvertes gisaient tout autour. S’approchant de l’une d’elles, il en retira une cassette, et y prit un paquet soigneusement enveloppé. Il garda le silence, et ses mouvements étaient brusques et saccadés ; se relevant avec vivacité, il hésita une seconde, et, tournant vers Pierre un visage sombre :

« Pardon de te déranger… » dit-il à travers ses lèvres serrées. Pierre, pressentant qu’il allait lui parler de Natacha, ne put dissimuler, sur sa bonne et large figure, un sentiment de sympathie et de compassion qui ne fit qu’augmenter la sourde irritation de son ami ; André s’efforçait de prendre un ton ferme, mais sa voix sonnait faux : « J’ai essuyé un refus de la part de la comtesse Rostow… J’ai vaguement entendu parler d’une proposition, ou de quelque chose de semblable, qui lui aurait été faite par ton beau-frère… Est-ce vrai ?

— C’est vrai, et ce n’est pas vrai, répondit Pierre.

— Voici ses lettres et son portrait, poursuivit le prince André en l’interrompant. Rends-les à la comtesse…, si tu la vois.

— Elle est très malade.

— Elle est donc ici ?… Et le prince Kouraguine ? demanda-t-il vivement.

— Il est parti il y a longtemps : elle a été à toute extrémité !…

— Sa maladie me fait beaucoup de peine… » Et le sourire