Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sement enlevé à la princesse Marie, s’était plu à lui conter l’enlèvement de sa fiancée, en y ajoutant force détails de son invention.

Pierre, qui s’attendait à le trouver dans un état semblable à celui de Natacha, fut frappé de surprise, en entrant dans le salon, de l’entendre parler très haut et avec vivacité, dans la pièce voisine, d’une récente intrigue dont Spéransky avait été la victime. La princesse Marie vint à sa rencontre en soupirant ; indiquant du regard le cabinet de son frère, elle essayait de témoigner de la sympathie à sa douleur, mais Pierre lut sans peine sur sa figure la satisfaction que lui causait cette rupture, et l’effet qu’avait produit sur elle la trahison de Natacha.

« Il assure qu’il s’y attendait, dit-elle… Sans doute sa fierté l’empêche de dire tout ce qu’il pense, mais, quoi qu’il en soit, il se soumet avec beaucoup plus de philosophie que je ne m’y attendais.

— Est-ce que vraiment la rupture est complète ? » demanda Pierre.

La princesse Marie le regarda, étonnée : elle ne comprenait pas qu’on pût encore en douter. Pierre passa dans le cabinet ; son ami, en habit civil, debout en face de son père et du prince Mestchersky, discutait et gesticulait avec chaleur. Sa santé, on le voyait, s’était tout à fait rétablie, mais une nouvelle ride se creusait entre ses sourcils. Il parlait de Spéransky, de son exil imprévu, de sa prétendue trahison, dont le bruit venait seulement de parvenir à Moscou.

« Tous ceux qui, il y a un mois, le portaient aux nues, disait le prince André, ceux-là même qui étaient incapables d’apprécier ses desseins, l’accusent et le condamnent aujourd’hui ! Rien n’est facile comme de juger un homme en disgrâce et de le rendre responsable des fautes qu’un autre a commises ; quant à moi, je soutiens que, s’il a été fait quelque bien sous ce règne, c’est à lui seul qu’on le doit. » Il s’interrompit à la vue de Pierre : un tressaillement nerveux passa sur son visage, et une violente irritation se peignit sur ses traits : « La postérité lui rendra justice ! » ajouta-t-il.

« Ah ! te voilà ! continua-t-il en se tournant vers Pierre, tu vas bien ?… Il me semble que tu as encore engraissé ! » Et il reprit avec vivacité la discussion entamée, pendant que la ride de son front s’accentuait de plus en plus.

« Oui, je vais bien, » répondit-il à une question de Pierre,