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Sans s’approcher de sa femme, qu’il n’avait pas encore vue depuis son retour et qui dans ce moment lui inspirait la répulsion la plus profonde, il marcha droit sur Anatole.

« Ah ! Pierre, lui dit la comtesse, sais-tu la situation de notre pauvre Anatole ?… » Elle s’arrêta court, car le visage de son mari, ses yeux brillants et sa démarche décidée laissaient entrevoir la même colère et la même violence qu’elle avait éprouvées à ses dépens à la suite de son duel avec Dologhow.

« Le mal et la dépravation sont toujours à vos côtés, lui dit-il en passant. — Venez, Anatole, j’ai à vous parler. »

Le frère jeta un regard à sa sœur, et se leva sans mot dire ; son beau-frère le prit par le bras, et l’entraîna hors du salon.

« Si vous vous permettez chez moi… » lui murmura Hélène à l’oreille, mais Pierre ne daigna pas lui répondre. Bien qu’Anatole le suivît avec sa désinvolture habituelle, sa figure trahissait néanmoins une certaine inquiétude.

Entré dans son cabinet, Pierre en referma la porte, et, se retournant vers lui, le regarda en face :

« Vous vous êtes engagé à épouser la comtesse Rostow ?… Vous vouliez donc l’enlever ?

— Mon très cher, reprit Anatole en français, il ne me plaît pas de répondre à des questions posées sur ce ton. »

La figure déjà blême de Pierre se décomposa de fureur : empoignant son beau-frère de sa puissante main par le collet de son uniforme, il le secoua dans tous les sens, jusqu’à ce qu’une terreur indicible se peignît sur les traits de ce dernier :

« Quand je vous dis qu’il faut que je vous parle ? poursuivit Pierre.

— Mais voyons, est-ce bête tout cela ! dit Anatole une fois délivré de son étreinte, et tâtant son collet, qui avait perdu un bouton dans la lutte.

— Vous êtes un misérable, un scélérat !… et je ne sais ce qui m’empêche de vous aplatir le crâne avec cela ! » s’écria Pierre avec une violence qu’accentuaient encore les mots français qu’il employait, et en le menaçant d’un lourd presse-papiers, qu’il remit aussitôt sur son bureau. « Avez-vous promis mariage ?… Parlez !

— Je… je… ne crois pas… Du reste, je n’aurais pu le promettre…

— Avez-vous de ses lettres, en avez-vous ? » s’écria Pierre en l’interrompant et en se rapprochant de lui.