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XII

Les Rostow ne sortirent pas le lendemain, et personne ne vint les voir. Marie Dmitrievna s’entretint longuement et en secret avec le comte : ils se concertèrent sur une démarche à tenter auprès du vieux prince ; Natacha devina leur projet et en fut blessée et inquiète. Elle attendait d’heure en heure le retour du prince André, et envoya deux fois dans la journée un de leurs gens pour s’en informer. Vain espoir ! L’attente ne faisait qu’accroître son accablement, et le pénible souvenir de son entrevue avec la princesse Marie et son père ajoutait à sa fiévreuse impatience le sentiment d’une terreur indéfinissable. Il lui semblait parfois que le prince André ne reviendrait jamais, ou bien qu’il lui arriverait, à elle, quelque chose de fatal ! Il ne lui était plus possible de rêver à lui comme par le passé, car ses récentes impressions venaient aussitôt se mêler à ses pensées ; elle se redemandait pour la centième fois si elle n’avait pas été coupable, si sa fidélité était toujours la même, et elle se retraçait, en dépit d’elle-même, les moindres détails de la soirée du théâtre, les moindres nuances de la physionomie de cet homme, qui avait su lui inspirer un sentiment aussi redoutable qu’incompréhensible ! À en juger par son extérieur, elle semblait être devenue plus vive et plus gaie que jamais, tandis qu’au fond elle avait perdu son bonheur et son repos d’autrefois !

Marie Dmitrievna proposa, le dimanche matin, à tout son jeune monde d’aller à l’église de sa paroisse : « Car je n’aime pas, disait-elle, les églises à la mode, Dieu est le même partout ! Le prêtre y est excellent et officie d’une manière parfaite, le diacre aussi, et je ne vois pas que les chœurs et les morceaux d’ensemble qui se chantent ailleurs fassent ressortir davantage la sainteté du lieu !… Je n’aime pas cela… c’est se donner trop d’aises ! »

Marie Dmitrievna aimait et fêtait religieusement le dimanche ; chaque samedi, sa maison était lavée du haut en bas ; ni elle ni ses domestiques ne travaillaient le jour du Seigneur, et chacun allait entendre la messe. Elle faisait ajouter un plat de plus à son dîner, et donner de l’eau-de-vie aux gens de l’office, en y joignant pour rôti une oie, ou un petit cochon de lait.