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prisait franchement les coquins, et portait haut la tête avec une conscience tranquille.

La plupart des viveurs, Madeleines-hommes et Madeleines-femmes, ont une assurance secrète et naïve de leur innocence, fondée sur l’espoir du pardon : « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé ! » — « Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il s’est beaucoup amusé ! »

Dologhow, revenu depuis peu à Moscou d’où il avait été exilé, menait, après ses aventures en Perse, un train de vie des plus fastueux, jouait gros jeu et se livrait à tous les plaisirs. Il ne lui en fallut pas davantage pour se rapprocher de son ancien compagnon de folies, et pour profiter de ce rapprochement dans des vues toutes personnelles.

Anatole appréciait son intelligence et sa bravoure, et l’aimait sincèrement, tandis que Dologhow avait besoin de lui et de ses relations pour attirer dans ses filets des jeunes gens riches, ce qu’il se gardait bien, du reste, de lui laisser soupçonner. À part ces motifs d’un ordre tout spécial, il trouvait une jouissance, une habitude, presque une nécessité, à diriger ainsi à sa fantaisie une volonté étrangère.

Natacha produisit sur Anatole une impression violente. En soupant après le spectacle, il détailla une à une, en connaisseur émérite, toutes les beautés de ses bras, de ses épaules, de ses pieds, de sa chevelure, et annonça son intention arrêtée de lui faire une cour assidue, sans se donner la peine de penser à ce qui pourrait en résulter pour eux deux : ces vulgaires considérations n’entraient pas dans ses habitudes.

« Elle est très jolie, mon ami, mais elle n’est pas pour nous, lui dit Dologhow.

— Je vais dire à ma sœur qu’elle l’invite à dîner, répliqua Anatole. Qu’en penses-tu ?

— Attends plutôt qu’elle soit mariée… »

— Tu sais bien que j’adore les petites filles, elles perdent la tête tout de suite.

— Prends garde, tu as déjà été attrapé par une petite fille, répondit Dologhow en faisant allusion à son mariage.

— C’est pour cela que pareille chose ne m’arrivera pas une seconde fois, » repartit Anatole en riant de bon cœur.