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Schinschine avait dit vrai : Anatole tournait la tête à toutes les demoiselles, grâce à l’indifférence qu’il leur témoignait, et à la préférence qu’il affichait pour les bohémiennes et pour les actrices, pour Mlle Georges surtout, avec laquelle on le disait en relations très intimes. Il ne manquait aucun souper, pas plus ceux de Danilow que ceux des autres viveurs de Moscou, buvait sec, mettait ses compagnons sous la table, et se montrait à toutes les soirées, à tous les bals, où il faisait ostensiblement la cour à plusieurs dames du grand monde, avec lesquelles il était, plus ou moins, en commerce de galanterie. Quant à faire un choix, il n’y songeait nullement, par l’excellente raison, ignorée de tous, sauf de quelques intimes, qu’il était déjà marié. Un propriétaire polonais, chez qui il avait été en garnison deux ans auparavant, l’avait forcé à épouser sa fille.

Il abandonna sa femme peu de temps après, et acheta à son beau-père, moyennant une certaine somme qu’il s’engagea à lui envoyer, le droit de continuer sa vie de garçon et de passer pour célibataire.

Toujours satisfait de sa situation, de lui-même et des autres, il n’admettait pas qu’il eût pu mener une autre existence, et il n’avait, pensait-il, que des peccadilles à se reprocher. Selon lui, la Providence, qui avait donné au canard la faculté de nager, lui avait donné, à lui Anatole Kouraguine, celle de posséder 30 000 roubles de revenu, et d’occuper partout et toujours le premier rang. Cette conviction était si fermement enracinée dans son esprit, qu’elle s’imposait par cela même à son entourage : on lui cédait le pas en tout et pour tout, et on lui prêtait de l’argent, qu’il trouvait tout simple de recevoir et de ne jamais rembourser.

Joueur, il ne l’était pas, le gain le tentait peu : dépourvu de tout amour-propre, il était complètement indifférent à l’opinion qu’on pouvait avoir de lui ; sans l’ombre d’ambition, il faisait le désespoir de son père par ses incartades continuelles, qui compromettaient son avenir, et par ses railleries incessantes à l’endroit des dignités et des honneurs. Il n’était non plus avare, car il ne refusait jamais de rendre un service. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était le plaisir et les femmes : ne voyant dans ce goût rien de répréhensible ou de vil, incapable, aussi bien pour lui-même que pour autrui, de calculer les conséquences de ses actes et de ses passions, il se considérait, en somme, comme un homme irréprochable, mé-