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demandait-elle… D’où venait l’inquiétude qu’il m’inspirait tout à l’heure, et que veulent dire les remords que je ressens ? »

Sa mère, la seule personne à qui elle aurait pu confier et avouer ses pensées, n’était pas là ; Sonia n’y aurait rien compris, et son jugement sévère et entier s’en serait effrayé. Natacha se trouvait donc réduite à chercher dans son propre cœur la cause de ses angoisses.

« Suis-je devenue indigne de l’amour du prince André ? » se demandait-elle, et elle reprenait aussitôt, en se raillant d’elle-même : « Allons donc, je suis vraiment sotte de m’adresser pareille question !… Il ne m’est rien arrivé du tout… ce n’est pas de ma faute, je n’ai rien fait qui ait pu lui donner cette idée !… Personne ne le saura et je ne le verrai plus jamais ! Il est clair que je n’ai rien à me reprocher, et que le prince André peut m’aimer toujours telle que je suis… Telle que je suis ?… Mais comment suis-je ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi n’est-il pas ici ? » Elle essayait de se rassurer, mais un secret instinct lui rendait ses doutes : elle sentait, en dépit de toutes les raisons qu’elle se donnait, que la pureté de son amour pour son fiancé s’était évanouie à jamais, et son imagination lui répétait de nouveau chaque détail de son entretien avec Kouraguine, chaque trait de sa figure, chacun de ses gestes, et le sourire plein de séduction de cet homme beau et audacieux, lorsqu’il lui avait serré le bras.


XI

Anatole Kouraguine avait été renvoyé de Pétersbourg par son père, parce qu’il dépensait une vingtaine de mille roubles par an, sans compter une somme égale de dettes, dont le payement lui était incessamment réclamé par ses créanciers.

Le père annonça à son fils qu’il les payerait pour la dernière fois à condition qu’il irait vivre à Moscou, où il lui avait obtenu une place d’aide de camp auprès du général gouverneur, et qu’il se déciderait enfin à épouser une riche héritière, la princesse Marie par exemple, ou Julie Karaguine.

Anatole accepta, se rendit à Moscou et s’arrêta chez Pierre : celui-ci le reçut d’abord à contre-cœur, mais il s’habitua bientôt à lui, partagea parfois ses orgies, et lui donna même de l’argent sans en exiger le moindre reçu.