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la raviver. Julie remarquait son indécision, et parfois elle craignait de lui avoir inspiré une antipathie insurmontable, mais son amour-propre féminin chassait bientôt cette pensée de sa cervelle, et elle attribuait sa timidité à l’amour qu’elle lui inspirait. Sa mélancolie tournait cependant à l’irritation, et elle se décida à prendre des mesures énergiques, dont l’arrivée inopinée d’Anatole Kouraguine lui facilita bientôt l’exécution. Sa langueur disparut comme par enchantement, elle devint d’une gaieté charmante, et témoigna à ce dernier une bienveillance des plus marquées.

« Mon cher, dit Anna Mikhaïlovna à son fils, je sais de bonne source que le prince Basile envoie son fils à Moscou pour lui faire épouser Julie… Tu ne saurais croire combien ce projet me fait de peine, je l’aime tant !… qu’en penses-tu ? »

L’idée d’en être pour ses frais, de perdre le fruit de tout un mois de pénible vasselage, et de voir passer dans les mains d’un imbécile comme Anatole les revenus qu’il aurait su si bien employer, exaspérait Boris. Aussi résolut-il fermement d’aller sans plus tarder demander la main de Julie ! Elle le reçut d’un air dégagé et souriant, lui raconta combien elle s’était amusée la veille, et le questionna sur son prochain départ. Malgré son intention de lui déclarer ses sentiments et d’être du dernier tendre, Boris ne put s’empêcher de se récrier, et d’accuser les femmes d’inconstance, de frivolité, et de changement d’humeur, suivant les personnes dont il leur plaisait d’agréer les hommages. Julie, offensée, lui répliqua qu’il avait parfaitement raison, et que rien n’était plus ennuyeux que la monotonie. Boris allait lui répondre par un mot piquant, lorsque l’humiliante perspective de quitter Moscou sans avoir atteint son but, ce qui ne lui était jusqu’à présent jamais arrivé, arrêta ce mot sur ses lèvres. Il baissa les yeux pour mieux en cacher l’expression irritée et indécise, et lui dit à demi-voix : « Je ne suis point venu pour me fâcher avec vous… au contraire, je…, » et, en la regardant pour voir s’il devait oser poursuivre, il rencontra ses yeux inquiets, suppliants, fixés sur lui dans une attente fiévreuse…, toute trace de dépit en avait disparu : « Il me sera facile, se dit-il à part lui, de m’arranger de façon à la voir rarement… C’est commencé, il faut aller jusqu’au bout ! »… Et, rougissant de plus en plus, il continua : « Vous avez deviné mes sentiments pour vous… » Ces paroles auraient assurément pu suffire, car Julie rayonnait d’un orgueil triomphant, mais elle ne lui fit pas grâce d’une seule syllabe