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étaient les seuls à se comprendre, et à s’apprécier à leur juste valeur.

Anna Mikhaïlovna multipliait ses visites ; se constituant la partenaire assidue de Mme Karaguine, elle trouvait de première main auprès d’elle tous les renseignements désirables sur la dot de Julie. Elle sut bientôt que cette dot se composait de deux biens dans le gouvernement de Penza, et de superbes forêts dans celui de Nijni-Novgorod. Toujours humble et résignée aux décrets de la Providence, elle découvrait même, dans la douleur éthérée qui unissait l’âme de son fils à l’âme de la riche héritière, le témoignage certain de la volonté du Très-Haut.

« Boris m’assure que son cœur ne trouve de repos qu’ici, chez vous… Il a perdu tant d’illusions dans sa vie, et il est si sensible ! disait-elle à la mère. — Toujours charmante et mélancolique, cette chère Julie, disait-elle à la fille. — Ah, mon ami, comme je me suis attachée à Julie, disait-elle à son fils ; je ne puis t’exprimer à quel point je l’aime, et comment ne pas l’adorer, c’est un être céleste ! Sa mère aussi me fait tant de peine : je l’ai trouvée l’autre jour toute préoccupée des comptes-rendus de ses terres et des lettres reçues de Penza ; elles ont une très belle fortune, mais comme elle la régit toute seule, on la pille, on la vole… à ne pas s’en faire une idée ! »

Boris souriait imperceptiblement en écoutant ces doléances cousues de fil blanc, mais ne s’en intéressait pas moins aux détails de la gestion de Mme Karaguine.

Julie attendait de pied ferme la demande de son ténébreux adorateur, bien décidée à l’accueillir favorablement ; mais son manque complet de naturel, son envie par trop visible de se marier, et l’obligation inévitable de renoncer à un sentiment peut-être plus sincère, causaient à Boris une répulsion secrète qui l’empêchait de faire un pas de plus en avant. Cependant son congé tirait à sa fin. Chaque soir, en revenant de chez les Karaguine, il remettait sa déclaration au lendemain ; mais le lendemain, après avoir contemplé la figure couperosée de Julie, la rougeur de son menton, dissimulée sous une couche de poudre, ses yeux langoureux, sa physionomie affectée, prête à échanger son masque de mélancolie contre l’expression exaltée de bonheur que sa proposition lui aurait inévitablement donnée, il sentait son ardeur se glacer ; c’était au point que l’attrait des belles propriétés et de leurs revenus, dont il se considérait déjà comme l’heureux propriétaire, ne parvenait pas à