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Seuls quelques jeunes gens, Boris entre autres, prenaient une part plus intime à la tristesse de Julie, et devisaient longuement avec elle de la vanité de ce monde, en regardant ses albums pleins d’images, de pensées et de poésies sur des sujets graves et solennels.

Elle témoignait une faveur marquée à Boris, compatissait à son désillusionnement précoce, et lui offrait les consolations de sa précieuse amitié, car elle aussi avait tant souffert dans sa vie ! Son album n’avait pas de mystères pour lui, et Boris y dessina, sur un feuillet, deux arbres avec l’inscription suivante : « Arbres rustiques, vos sombres rameaux secouent sur moi les ténèbres et la mélancolie ; » sur un autre, un cercueil, au-dessous duquel il écrivit ces vers :


« La mort est secourable et la mort est tranquille…
« Ah ! contre les douleurs il n’est pas d’autre asile. »


Julie, enchantée, trouva les vers délicieux, et lui répondit par une phrase de roman qu’elle se rappela pour la circonstance :

« Il y a quelque chose de si ravissant dans le sourire de la mélancolie ! C’est un rayon de lumière dans l’ombre, une nuance entre la douleur et le désespoir, qui laisse entrevoir l’aurore de la consolation. »

Boris, reconnaissant de ce touchant à-propos, lui répliqua aussitôt par cette stance :


« Aliment préféré d’une âme trop sensible,
Toi, sans qui le bonheur me serait impossible,
Tendre mélancolie, ah ! viens me consoler,
Viens calmer les tourments de ma sombre retraite,
Et mêle une douceur secrète
À ces pleurs que je sens couler[1]. »


Julie jouait souvent de la harpe, et choisissait tout exprès, pour son ami, les nocturnes les plus plaintifs ; celui-ci, à son tour, lui lisait l’histoire de la « pauvre Lise[2] », et l’émotion le forçait souvent à s’arrêter au milieu de sa lecture. Lorsqu’ils se rencontraient dans le monde, leurs regards se disaient qu’ils

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. Roman de Karamzine. (Idem.)