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hésitait entre les deux partis les plus brillants de la ville, Julie Karaguine et la princesse Marie ; cette dernière lui inspirait, malgré sa laideur, plus de sympathie que l’autre ; mais, depuis le dîner du jour de la Saint-Nicolas, il essaya en vain d’aborder le sujet délicat qu’il avait en vue ; ses assiduités furent également en pure perte, car la princesse Marie ne lui prêtait qu’une oreille distraite, ou lui répondait au hasard.

Julie, au contraire, acceptait ses hommages avec plaisir, bien qu’elle y mît une manière d’être toute particulière.

Elle avait vingt-sept ans ; la mort de ses frères l’avait rendue très riche, mais sa beauté n’était plus la même, bien qu’elle fût persuadée, malgré tout, que jamais elle n’avait été plus belle et plus séduisante : sa nouvelle fortune contribuait à entretenir ses illusions. Son âge la rendant moins dangereuse pour les hommes, ils profitaient de ses dîners, de ses soupers, de l’agréable société qu’elle réunissait autour d’elle, sans craindre de se compromettre, ou de s’engager par trop avec elle. Celui qui l’aurait évitée avec soin dix ans plus tôt, y allait hardiment aujourd’hui, et la traitait, non plus comme une demoiselle à marier, mais comme une bonne connaissance, dont le sexe lui était indifférent.

Le salon Karaguine était cette année le plus brillant et le plus hospitalier de la saison. En dehors des dîners et des soirées à invitations spéciales, on y trouvait tous les jours une nombreuse réunion, composée d’hommes surtout, avec un excellent souper à minuit, et l’on ne se séparait guère avant les trois heures du matin. Julie ne laissait passer ni un bal, ni une représentation, ni un pique-nique, sans y prendre part, et ses toilettes sortaient de chez la meilleure faiseuse ; elle se donnait cependant le genre d’être blasée, de ne plus croire ni à l’amitié, ni à l’amour, ni à aucune joie en ce monde, et de n’aspirer qu’au repos « là-bas, là-bas ». On aurait dit qu’elle avait eu une violente et cruelle déception en amour, ou qu’elle avait perdu un être adoré ; rien de pareil ne s’était pourtant produit dans son existence. Mais, ayant fini par se persuader à elle-même que sa vie avait été éprouvée par de grandes douleurs, elle en avait peu à peu convaincu les autres. Tout en s’amusant et en amusant la jeunesse qui l’entourait, elle s’adonnait à une constante et douce mélancolie ; aussi, après avoir tout d’abord fait chorus avec elle, chacun se livrait-il avec entrain à la causerie, à la danse, aux jeux d’esprit, aux bouts-rimés, qui étaient surtout fort en vogue chez les Karaguine.