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« Connaissez-vous ce jeune homme depuis longtemps, princesse ?

— Quel jeune homme ?

— Droubetzkoï.

— Non, depuis peu…

— Vous plaît-il ?

— Oui, il me paraît agréable… mais pourquoi cette question ? répondit-elle, pensant toujours, malgré elle, à la scène du matin.

— Parce que j’ai observé qu’il ne venait jamais à Moscou que pour tâcher d’y trouver une riche fiancée.

— Vous l’avez remarqué ?

— Oui, et l’on peut être sûr de le rencontrer partout où il y en a une ! Je le déchiffre à livre ouvert… Pour le moment, il est indécis : il ne sait trop à qui donner la préférence, ou à vous, ou à Mlle Karaguine. Il est très assidu auprès d’elle.

— Il y va donc beaucoup ?

— Oh ! beaucoup !… Il a même inventé une nouvelle manière de faire la cour, poursuivit Pierre avec cette malice, pleine de bonhomie, qu’il se reprochait parfois dans son journal. « Il faut être mélancolique pour plaire aux demoiselles de Moscou…, et il est très mélancolique auprès de Mlle Karaguine.

— Vraiment ! reprit la princesse Marie, qui, les yeux sur sa bonne figure, se disait : « Mon chagrin serait assurément moins lourd si je pouvais le confier à quelqu’un, à Pierre par exemple ; c’est un noble cœur, et il m’aurait donné, j’en suis sûre, un bon conseil !

— L’épouseriez-vous ? continua ce dernier.

— Ah ! mon Dieu, il y a des moments où j’aurais été prête à épouser n’importe qui, le premier venu, répondit, presque malgré elle, la pauvre fille, qui avait des larmes dans la voix. — Il est si dur, si dur d’aimer et de se sentir à charge à ceux qu’on aime, de leur causer de la peine, et de ne pouvoir y remédier ; il ne reste plus alors qu’une chose à faire, les quitter… Mais où puis-je aller ?

— Mais, princesse, au nom du ciel, que dites-vous ?

— Je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, ajouta-t-elle en fondant en larmes… N’y faites pas attention, je vous prie. »

La gaieté de Pierre s’évanouit : il la questionna affectueusement, en la suppliant de lui confier son secret, mais elle se borna à lui répéter que ce n’était rien, qu’elle avait oublié de quoi il s’agissait, et que son seul ennui était le prochain ma-