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contre nos maîtres, contre nos dieux ? Voyez notre jeunesse, voyez nos dames ! Les Français sont leurs idoles, Paris est leur paradis ! » Il éleva la voix, pour être bien entendu de tous : « Tout est français, les modes, les pensées, les sentiments ! Vous venez de chasser Métivier, tandis que nos dames se traînent à ses genoux. Hier, à une soirée, j’en ai compté cinq de catholiques qui font de la tapisserie le dimanche en vertu d’une dispense du saint-père, ce qui ne les empêche pas d’être à peine vêtues, et dignes de servir d’enseignes à un établissement de bains. Avec quel plaisir, prince, n’aurais-je pas retiré du Musée la grosse canne de Pierre-le-Grand, pour en rompre, à la vieille manière russe, les côtes à toute notre jeunesse !… Je vous jure que leur sot engouement serait bien vite allé à tous les diables ! »

Il se fit un silence : le vieux prince approuvait de la tête et souriait à la boutade de son convive :

« Et maintenant, adieu, Excellence… et soignez-vous ! ajouta Rostoptchine, en se levant avec sa brusquerie habituelle, et en lui tendant la main.

— Adieu, mon ami, tes paroles sont une vraie musique ; je m’oublie toujours à t’écouter, » et, le retenant doucement, il lui offrit à baiser sa joue parcheminée. Les autres, imitant l’exemple de Rostoptchine, se levèrent également.


IV

La princesse Marie n’avait pas saisi un mot de la conversation : une seule chose la tourmentait, elle craignait qu’on ne s’aperçût de la contrainte qui régnait entre son père et elle, et n’avait même pas prêté la moindre attention aux amabilités de Droubetzkoï, qui en était à sa troisième visite.

Le prince et ses invités quittèrent le salon, Pierre s’approcha d’elle le chapeau à la main :

« Peut-on rester encore quelques instants ? lui demanda-t-il.

— Oui certainement… » Et son regard inquiet semblait lui demander s’il n’avait rien remarqué.

Pierre, dont l’humeur était toujours charmante après le dîner, souriait doucement en regardant dans le vague :