Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/151

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle sortît sans lui, et que, pour cause de santé, il se refusait constamment à l’accompagner. Tout espoir de mariage s’était évanoui, car le mauvais vouloir et l’irritation avec lesquels il conduisait tous ceux qui pouvaient devenir des partis pour sa fille, n’étaient que trop visibles. D’amies, elle n’en avait point : depuis son arrivée à Moscou, elle était même bien revenue sur le compte de deux personnes qui avaient eu toute son affection : l’une, Mlle Bourrienne, que, pour certaines raisons, elle croyait maintenant devoir tenir à l’écart ; l’autre, Julie Karaguine, avec laquelle elle avait correspondu pendant cinq longues années, pour en arriver à découvrir, dès leur première entrevue, qu’il n’y avait rien de commun entre elles. Cette dernière, devenue, par la mort de ses deux frères, une très riche héritière, se donnait à cœur joie de tous les plaisirs, et cherchait un mari ; un peu de temps encore, et elle allait compter parmi les demoiselles très mûres ; le moment était donc venu pour elle de jouer sa dernière carte, et elle pressentait que son sort se déciderait incessamment. La princesse Marie souriait avec tristesse au retour de chaque jeudi, en pensant que, non seulement elle n’avait plus à qui écrire, mais encore que les visites hebdomadaires de sa chère correspondante d’autrefois lui étaient devenues complètement indifférentes. Elle se comparait involontairement à ce vieil émigré qui refusait de se marier avec l’objet de sa tendresse, en disant : « Si je l’épousais, où donc passerais-je mes soirées ? » Tout comme lui, elle regrettait que la présence de Julie eût mis fin à leurs épanchements, et elle n’avait plus personne à qui confier les chagrins qui l’accablaient davantage tous les jours. Le prince André allait revenir ; l’époque fixée pour son mariage approchait, mais son père n’y était guère mieux disposé ; tout au contraire, ce sujet l’irritait au point que le nom seul des Rostow le mettait hors des gonds, et que son humeur, déjà si difficile, devenait presque insupportable. Les leçons que la princesse Marie donnait à son neveu de six ans n’étaient qu’un souci de plus, car, à sa grande consternation, elle avait découvert en elle-même une irritabilité analogue à celle de son père. Que de fois ne s’était-elle pas reproché ses emportements ? Et pourtant, chaque fois, son ardent désir de faciliter à l’enfant ses premiers pas dans l’étude de l’A B C français, de l’initier à tout ce qu’elle savait elle-même, se trouvait paralysé par la certitude que l’enfant, effrayé de sa colère, répondrait tout de travers. Alors, s’embrouillant dans ses explications, elle s’impatientait,