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nécessaire pour prendre une part active dans la lutte. Ce mensonge continuel, qu’il retrouvait dans tout travail à entreprendre, paralysait son activité, et cependant il fallait vivre et s’occuper quand même. Se sentir obsédé par ces questions vitales, sans parvenir à les résoudre, cela lui était si pénible, qu’il se plongeait, pour les oublier, dans toutes les distractions imaginables.

Il dévorait des livres par douzaines, et lisait tout ce qui lui tombait sous la main, même lorsque son valet de chambre l’aidait le soir à se déshabiller ; il allait ainsi de la veille au sommeil, pour se livrer de nouveau le lendemain aux oiseux bavardages des salons et des clubs, et passer son temps entre les femmes et le vin. La boisson devenait de plus en plus pour lui un besoin physique aussi bien que moral, et il s’y adonnait avec passion, en dépit des avertissements des médecins, qui, vu sa corpulence, y trouvaient un danger sérieux pour sa santé. Il ne se sentait heureux et véritablement à son aise que lorsqu’il avait avalé plusieurs verres de spiritueux : la douce chaleur, la tendre bienveillance pour son prochain, qu’il éprouvait alors, le rendait capable de s’assimiler toute pensée sans toutefois l’approfondir. Alors seulement le nœud gordien si compliqué de la vie perdait à ses yeux de son effrayant mystère, et lui paraissait même facile à dénouer ; alors seulement il se disait : « Je le déferai, je l’expliquerai… tout à l’heure j’y penserai ! » Mais ce « tout à l’heure » ne venait jamais, et il n’y repensait que pour voir de nouveau ces énigmes se dresser devant lui, plus terribles et plus insolubles que jamais, et il se hâtait de reprendre ses lectures pour chasser les pensées pénibles.

Pierre se souvenait parfois d’avoir entendu raconter que les soldats exposés au feu de l’ennemi dans les retranchements s’ingéniaient à se créer une occupation quelconque afin d’oublier le danger. Il se disait que chacun faisait de même, que chacun, ayant peur de la vie, tâchait, comme ces soldats, de l’oublier, les uns avec l’ambition, la politique, le service de l’État, les autres avec les femmes, le jeu, le vin, les chevaux et la chasse : « Donc, concluait-il, rien n’est puéril, et rien n’est important !… tout revient au même, tâchons seulement de nous soustraire à l’implacable réalité, et de ne jamais nous rencontrer face à face avec elle ! »