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« Dieu, que c’est beau ! Eh bien, maintenant allons dormir.

— Va dormir, toi. Quant à moi, ça m’est impossible. »

On distinguait le léger frôlement de la robe de celle qui venait de parler, et même sa respiration, car elle devait s’être penchée en dehors de la fenêtre. Tout était silencieux, immobile ; on aurait dit que les ombres et les rayons projetés par la lune s’étaient pétrifiés. Le prince André avait peur de trahir par un geste sa présence involontaire.

« Sonia ! Sonia ! reprit la première voix, comment est-il possible de dormir ? Viens donc voir, comme c’est beau ! Dieu, que c’est beau !… éveille-toi ! » Et elle ajouta avec émotion : « Il n’y a jamais eu de nuit aussi ravissante, jamais, jamais !… ! » La voix de Sonia murmura une réponse. « Mais viens donc, regarde cette lune, mon cœur, ma petite âme, mais viens donc !… Mets-toi sur la pointe des pieds, rapproche tes genoux… on peut s’y tenir deux en se serrant un peu, tu vois, comme cela ?

— Prends donc garde, tu vas tomber. »

Il y eut comme une lutte, et la voix mécontente de Sonia reprit :

« Sais-tu qu’il va être deux heures ?

— Ah ! tu me gâtes tout mon plaisir ! va-t’en, va-t’en ! »

Le silence se rétablit, mais le prince André sentait, à ses légers mouvements et à ses soupirs, qu’elle était encore là.

« Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! dit-elle tout à coup. Eh bien, allons dormir, puisqu’il le faut !… » Et elle ferma la croisée avec bruit.

« Ah oui ! que lui importe mon existence ! » se dit le prince André, qui avait écouté ce babillage, et qui, sans savoir pourquoi, avait craint et espéré entendre parler de lui… toujours elle, c’est comme un fait exprès ! Et il s’éleva dans son cœur un mélange confus de sensations et d’espérances, si jeunes et si opposées à sa vie habituelle, qu’il renonça à les analyser ; et, se jetant sur son lit, il s’endormit aussitôt.


III

Le lendemain matin, ayant pris congé du vieux comte, il partit sans voir les dames.