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mant… Tiens, c’est Sonia ! Voilà une bonne et agréable surprise !… Et nous qui étions là à nous morfondre !… Ha, ha, ha ! Quel hussard, un vrai hussard et un vrai gamin, qui plus est !… Je ne puis pas la regarder sans rire… » Et tout le monde criait, riait et parlait à la fois.

Natacha, la favorite des demoiselles Mélukow, disparut aussitôt avec elles, et se fit apporter dans leur appartement particulier des bouchons, des robes de chambre et toutes sortes de vêtements d’homme, que le laquais passait par l’entre-bâillement de la porte aux jeunes filles déshabillées ; elles les saisissaient vivement de leurs bras nus. Dix minutes plus tard, toute la jeunesse de la maison, également méconnaissable, se joignit aux masques.

Pélaguéïa Danilovna, allant et venant à droite et à gauche, les lunettes sur le nez et un sourire discret sur les lèvres, fit ranger les chaises et préparer le souper et les rafraîchissements pour les maîtres et leur nombreuse suite. Elle regardait chacun à tour de rôle dans le blanc des yeux et ne reconnaissait personne dans cette foule bigarrée, ni les Rostow, ni Dimmler, ni ses filles elles-mêmes, ni aucune partie de leurs costumes.

« Et celle-là, qui est-ce ? demanda-t-elle à sa gouvernante, en arrêtant au passage un Tartare de Kazan, qui n’était autre que sa propre fille ! C’est une des Rostow, n’est-ce pas ?… Et vous, monsieur le hussard, de quel régiment êtes-vous ? dit-elle en s’adressant à Natacha… De la « pastila[1] » à cette Turque ! criait-elle au sommelier. Leur religion ne la leur défend pas, n’est-ce pas ? »

À la vue des pas plus ou moins extravagants auxquels se livraient les danseurs sous l’impunité du masque, Pélaguéïa Danilovna ne put s’empêcher plus d’une fois de se cacher le visage dans son mouchoir, et sa puissante personne se laissait violemment secouer par un rire irrésistible, un rire de bonne et vieille matrone, plein de bienveillance et de franche gaieté.

Lorsqu’on en eut fini avec les danses russes et les « horovody[2] », elle rassembla tout son monde, maîtres et domestiques, en un grand rond, leur remit une corde, un anneau et un rouble, et les jeux innocents commencèrent à leur tour.

Une heure plus tard, quand les costumes furent bien fripés

  1. Pâte de fruits. (Note du trad.)
  2. Nom d’une ronde russe. (Note du trad.)