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travers de la route, et interceptait par endroits la vive clarté de la lune ; mais à peine l’eurent-ils dépassé, que de tous côté s’étendit à leurs regards la vaste plaine de neige immobile qu’une lumière scintillante diaprait au loin des mille feux et des paillettes sans nombre de ses chatoyants reflets. Tout à coup une ornière imprima une violente secousse au premier traîneau, et fit bondir les suivants, qui s’espacèrent à la file en troublant de leur bruit insolent le calme immuable et souverain qui régnait autour d’eux :

« Des traces de lièvre ! » s’écria Natacha, dont la voix perça comme une flèche l’air immobile et glacé.

« Comme il fait clair, Nicolas ! » dit Sonia, Nicolas se retourna pour examiner cette jolie figure à moustaches et à sourcils noirs, qui, aux rayons de la lune et sous son bonnet de zibeline, lui semblait éloignée et rapprochée à la fois :

« Ce n’est plus Sonia, se dit-il en souriant.

— Qu’avez-vous, Nicolas ?

— Rien ! » lui répondit-il, et il reprit sa première position.

Arrivés sur la grand’route battue et labourée par les fers à crampons des chevaux, et sillonnée de longues traces d’apparence huileuse qui marquaient le passage des traîneaux, l’attelage tira sur les rênes et accéléra sa course. Le cheval de gauche, la tête penchée en dehors, avançait par bonds, tandis que le timonier, remuant les oreilles, paraissait hésiter et se demander si le moment était venu de s’élancer à son tour. Perdu dans le lointain, le traîneau de Zakhare faisait l’effet d’une tache noire qui se détachait sur la blancheur de la neige à mesure qu’il s’éloignait, le tintement de ses clochettes devenait de plus en plus indistinct, et les chants et les cris des masques retentissaient dans la nuit claire et pure.

« Eh là ! mes amis chéris ! » s’écria Nicolas, en ramenant les rênes d’une main et en levant de l’autre son fouet. Le traîneau partit comme un trait : la force du courant d’air qui frappait les visages, et les bonds toujours plus rapides des deux chevaux de volée, donnaient seuls l’idée de la vitesse de la course. Nicolas regarda en arrière les deux autres cochers, qui, criant et encourageant leurs chevaux du fouet et de la voix, faisaient galoper les timoniers, pour n’être pas distancés ; celui de Nicolas, se balançant sous la « douga[1] » du brancard, conservait

  1. Pièce de bois cintrée, fixée au-dessus du brancard dans les attelages russes. (Note du trad.)