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— Oh non, tu ne m’as pas compris, lui répondit-elle, ne sachant comment justifier son désir. Je ne cherche que ton bonheur ! » Et, sentant que ce n’était pas là son seul et véritable motif et qu’elle faisait fausse route, elle fondit en larmes.

« Ne pleurez pas, maman, dites-moi simplement que vous le désirez, et vous savez bien que je donnerais ma vie pour que vous ayez la paix, et que je sacrifierais tout, jusqu’à mon sentiment. »

Mais la comtesse ne l’entendait point ainsi ; elle ne demandait pas de sacrifice, elle se serait plutôt sacrifiée elle-même, si la chose avait été possible :

« N’en parlons plus, tu ne m’as pas comprise ! dit-elle en essuyant ses larmes.

— Comment a-t-elle pu me proposer ce mariage ? pensait Nicolas. Elle croit donc que je n’aime pas Sonia, parce que Sonia est pauvre, et cependant je serais mille fois plus heureux avec elle qu’avec une poupée comme Julie ! »

Il resta à la campagne ; sa mère ne revint plus sur ce sujet mais, voyant, non sans douleur et sans irritation, l’intimité croissante qui s’établissait entre son fils et Sonia, elle ne pouvait s’empêcher de tourmenter Sonia à tout propos, et de lui dire « vous » et « ma chère ». Parfois elle se reprochait ces continuels coups d’épingle, elle en voulait à sa pauvre petite nièce de les recevoir avec une douceur et une humilité sans égales, de lui témoigner en toute occasion un dévouement plein de reconnaissance, et d’aimer Nicolas d’un amour si fidèle et si désintéressé, qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

On reçut à cette époque une lettre du prince André, datée de Rome ; c’était la quatrième depuis son départ ; il aurait été depuis longtemps en route pour la Russie, disait-il, si les chaleurs, qui avaient rouvert sa blessure, ne l’obligeaient à remettre son retour aux premiers jours de janvier. Natacha, bien qu’elle fût éprise de son fiancé, et que cet amour même eût calmé ses rêveries, ne s’en laissait pas moins aller à toutes les impressions joyeuses de la vie ; mais, vers la fin du quatrième mois après leur séparation, elle tomba dans une profonde mélancolie, et s’y abandonna tout entière. Elle pleurait sur son malheureux sort, elle pleurait sur le temps qui s’écoulait ainsi sans profit pour elle, tandis qu’elle sentait dans son cœur un invincible besoin d’aimer et de se faire aimer.

Le congé de Nicolas allait expirer, et l’approche de son départ ajoutait encore à la tristesse de ce morne intérieur.